Voilà voilà. Bon appétit.
Baeckeofe, le festin alsacien - connaissez-vous cette compote aux trois viandes, royale, fondante et tonique ?(par Pierre-Marie Doutrelant)- Taisez-vous !
Mme Alice a la tête près de la coiffe, une caboche d'Alsacienne qui ne badine pas avec ce qui est l'essence de la vie : travail, famille, gastronomie. Se taire. Sinon, pas de baeckeofe la pire privation. Se faire refuser le baeckeofe à Strasbourg, c'est s'entendre rappeler sa maigre condition de Français de l'intérieur, de chatouille-pied, assez frivole pour confondre ledit plat avec une potée paysanne, quand il est une fabuleuse, fondante, tonique, cordiale compote de viandes riches à s'en lécher les doigts.
- Vous me laissez parler, s'énerva Dame Alice.
Il le fallait bien, elle est la reine du baeckeofe. Une parmi des milliers d'autres. En Alsace, il n'y a pas que la table qui soit royale : toutes les ménagères se tressent des couronnes.
- Vos lecteurs, c'est ma recette qu'ils veulent, car je la tiens de ma mère, qui la tenait de sa mère, trépigna l'irascible Alice. Je n'ai jamais raté un baeckeofe.
Je voulus abréger l'exposé. Résumer que, pour faire la merveille excitante, on prend une large terrine ovale de terre cuite.
- Une potée de Soufflenheim coupa-t-elle. Cuite à 900 degrés, séchée pendant deux ans et culottée par un long usage.
- La veille du repas, poursuivis-je, prendre trois viandes : du boeuf, du porc et du mouton. Les mettre à mariner dans du vin blanc, relevé de coriandre et de fleurs de thym.
- A mariner, quelle horreur - C'est Westermann, le grand cuisinier strasbourgeois, qui me l'a dit.
- Sa mère l'a mal dressé. Ce doit être une bonne à rien. La vôtre aussi : vous n'arrêtez pas de m'interrompre.
II ne me restait qu'à me taire, à suivre Alice au pays des conseils.
Acheter, pour 6 personnes, 500 grammes de gîte de boeuf, autant de collet de porc et autant d'épaule d'agneau. Les mettre, la veille, au sel et au poivre, simplement. Trancher 2 kilos de pommes de terre en rondelles épaisses (tout serait là). Plus des oignons, des carottes, des poireaux, un céleri, une feuille de laurier...
- Tous ces légumes ? me laissai-je aller, A ce qu'on en dit, l'évêque de Strasbourg n'y met que des patates et des oignons.
- Ça, c'est pas le baeckeofe, s'emporta-t-elle. Mais vous, encore un mot et...
On nota donc la suite avec extrême onction.
Graisser le fond de la terrine. Le tapisser de pommes de terre. Disposer les trois viandes au-dessus. Couvrir d'une couche de légumes variés, puis d'une autre épaisseur de viandes. Terminer l'échafaudage par des pommes de terre et une queue de porc. Mouiller d'un quart de sylvaner et d'un quart et demi d'eau. Entourer le couvercle de la terrine - le luter - avec un joint de farine mouillée, pour en assurer l'étanchéité, de façon à confire le plat, à l'étouffée, dans son jus. Mettre à four doux pendant trois heures.
L'important est de la mijoter avec tendresse, cette « compote bourgeoise aux trois viandes riches et à l'émincé de petits légumes du jardin en infusion de sylvaner", pour qu'elle ne tombe pas en bouillie. Les pommes de terre, surtout, dont la tenue au front décidera de la grandeur ou de la décadence du baeckeofe. Il faut donc les choisir farineuses et fermes à la fois.
- II faut prendre des Josée-Désirée à chair rouge, recommande Mme Alice.
- Le maire de Strasbourg préfère les Belle de Locronan, insinuai-je.
- Ah ! c'en est trop ! je vous avais prévenu. Ce n'est pas aujourd'hui que je vous ferai goûter à mon plat.
Un malheur n'arrive jamais seul. Peu après, je faillis me brouiller avec Camille Hirtz, l'artiste alsacien, le peintre « non objectif », un second Orson Welles, aussi colossal que gourmand. À notre première rencontre, il m'avait préparé un baeckeofe.
- Vous savez de quoi il est fait ?
- Euh... (moi, prudent, instruit par l'expérience.) Une sorte de compote de boeuf, de porc et de mouton.
- Pas de mouton, tonna le peintre. Le mouton n'est pas alsacien. Et il abîme le goût des autres viandes. Moi, je mets de l'oie, C'est bien meilleur, pas sec du tout... et celui qui me dira le contraire...
Pas moi, cher maître. J'avais trop envie de goûter à votre baeckeofe, dont la puissante odeur emplissait déjà la maison. Hirtz eut beau insister sur le fait que lui coupait les pommes de terre en cubes et non en rondelles, qu'il mouillait au riesling et pas au sylvaner, qu'il mettait une lichette de graisse d'oie sur les pommes du dessus pour qu'elles se colorent bien, surtout si l'on ouvre le couvercle deux minutes avant de sortir la terrine dit four, il ne m'arracha pas un reproche ni une information. Pas question de lui apprendre qu'à Bergheim le chef Stocckel a inventé un surprenant baeckeofe de tripes. Je tiens ma langue pour mieux ouvrir ensuite la bouche. À midi une, avec l'emphase qui sied aux événements, le peintre tirait un nez vers le mets fumant de nos désirs.
Nous n'étions pas les seuls. Toute une province s'en délecte orgueilleusement. Et revendique le baeckeofe comme un plat patriotique. Plus encore que la choucroute.
- Vue du dehors, l'Alsace, c'est la choucroute, analysa Roger Siffeer, le chanteur populaire, qui passait par là. Mais, du dedans, les Alsaciens se sentent baeckeofe.
Autrefois, celui-ci était au menu des lundis de lessive. En allant au lavoir, la ménagère le portait au four du boulanger et le récupérait à midi. En famille ou pour les copains, on le mitonne au nom de l'amour et de l'Alsace, deux valeurs conviviales qui sentent bon et font chaud partout, justement comme l'objet du délit.
- Le baeckeofe est si plantureux qu'on le sert en plat unique, avec une petite salade verte, avait prévenu Camille Hirtz. Rassuré sur la mesure du repas, j'en pris donc trois fois, comme il semblait être de règle. La première fois, pour bien goûter au boeuf. La deuxième, pour savourer le porc. La troisième pour me régaler du mouton. Pardon, de l'oie !
- Je me demande si vous êtes vraiment digne de venir à ma table, grommela alors le peintre. Un gourmet ferait plus de discours sur les pommes de terre, toutes gorgées de bon jus et de sucs. Le meilleur du plat, j'insiste.
Et l'invité mangea pour la quatrième fois.
Ce que lui avait tu le maître, c'est qu'un plat « unique », en Alsace, est toujours suivi d'un munster fermier, qui ne va pas sans une linzertorte ménagère, dont l'invité n'eut plus la force de noter l'exacte composition pâtissière, car le maître s'était lancé dans la description d'un mets qui aurait pu, selon lui, ouvrir "avantageusement" le repas : des pieds de porc relevés de rondelles de truffe. Pitié, maître ! Et l’autre, narquois :
- L'Alsacien reçoit les amis comme il faut.
(Sélection du Reader's Digest- janvier 1986)