La
vision de ces silhouettes fantomatiques dans les rues dérange, surprend
et effraie parfois. En France, le voile intégral est objet de
polémiques. Pourtant, ces femmes ne sont que la partie la plus visible
et la plus frappante de l'iceberg d'une mouvance appelée salafiste.
Nous avons rencontré ces «puristes» de l'islam, pour qui les règles du
quotidien ne peuvent se calquer que sur celles du prophète Mahomet.
Quitte à faire fi des lois de la République... Ce
reportage est un document. Un témoignage exceptionnel. Pour la première
fois, en plein débat sur l'identité française, au moment même où le
port du voile divise l'ensemble de la communauté musulmane, des femmes
salafistes ont accepté de s'expliquer. De se livrer comme jamais et
d'ouvrir leurs portes à des journalistes. Pour aller aussi loin, pour
plonger ainsi au cœur de l'islam radical de France et gagner la
confiance de ces femmes qui ne sortent que très rarement de chez elles,
Nadjet Cherigui et Axelle de Russé ont négocié des semaines. Pas à pas.
Puis, elles se sont immergées en profondeur, enquêtant comme personne
n'avait réussi à le faire avant elles, en se plongeant dans un monde,
semble-t-il, irrationnel, mais totalement codifié. Si certains
salafistes ont accepté de jouer le jeu de la transparence, les
accueillant chez eux, d'autres, notamment à proximité des mosquées les
plus dures, les ont reçues avec des injures et parfois des menaces,
leur interdisant même de prendre des photos dans des rues où la liberté
de mouvement se restreint lentement. Pour approfondir ce voyage en
terre inconnue, Le Figaro Magazine s'est aussi adressé au journaliste
et écrivain Mohamed Sifaoui, spécialiste des mouvements intégristes.
L'occasion de comprendre la nature réelle du salafisme, ce mouvement en plein essor qui attire à lui chaque année toujours plus de «convertis».
En
présence d'hommes étrangers à la famille, ou face à un appareil photo,
Fatima porte le voile, même chez elle. Mais ce sont les mêmes gestes du
quotidien, ceux d'une mère douce et attentive avec ses enfants.
Tout
commence simplement par un rendez- vous à quelques kilomètres de Paris,
dans une petite ville de banlieue de l'Essonne. La cité, certes, est
populaire, mais proprette. Aucun pitbull ni rottweiller à l'horizon.
Ceux qui «tiennent» les halls sont de gentils retraités discutant
pétanque bien au chaud. Fatima * nous reçoit chez elle. La jeune femme
a fait le choix du minhaj (le chemin) salafi. Elle porte le jilbab
(voir encadré p. 53), mais se voile intégralement lorsqu'elle est
maquillée ou pour ne pas laisser apparaître son visage en photo.
Derrière la porte, point de voile ni d'austérité, mais un accueil
chaleureux et le sourire d'une beauté d'ébène au corps de liane.
Elégante et féminine, la jeune femme a pris le soin d'accorder la
couleur de ses boucles d'oreilles au bleu de son piercing au nez.
Fatima, 23 ans, mère d'un bébé de six mois, nous invite gentiment à
nous déchausser avant d'entrer. L'intérieur est impeccablement tenu, la
décoration, ultraminimaliste. Pas de photo ni de tableau, aucune
référence à l'islam si ce n'est quelques livres religieux reliés de
dorures et soigneusement rangés dans un meuble du salon. Un épais
rideau beige sépare la pièce principale du reste de l'appartement. «
Cela nous permet de diviser l'espace lorsque je reçois mes amies. La
mixité nous est interdite. Quand mes copines viennent prendre le thé
ici, je baisse les rideaux et mon mari s'éclipse toujours dans une
autre pièce.»
A
29 ans à peine, déjà mère de quatre enfants, (Sephora, 11 ans, Shaïma
10 ans, Thaouban, 9 ans, Ajar, 7 ans), Kenza a de l'énergie à revendre
sous son niqab.
«L'école publique est incompatible avec mes principes religieux» Fatima,
d'origine malienne, est née et a grandi en France dans une famille
musulmane de huit enfants. Son cheminement vers plus de religion s'est
fait naturellement, explique-t-elle. «Je suis la seule de la famille à
avoir fait le choix du voile. J'ai lu le Coran, étudié la vie du
Prophète et de ses femmes, qui sont pour moi des modèles à suivre.
C'est ainsi qu'elles se couvraient, je fais de même. J'ai trouvé en
l'islam les réponses à mes questions, le din (la religion) est simple
et les interdictions sont claires. Il n'y a qu'à suivre ce que disent
les textes.» Pour le reste, Fatima raconte une vie de jeune femme comme
les autres. Elle surfe sur le net, apprécie le shopping et les sorties
au resto avec les copines. « Mes amies sont de toutes origines et
confessions. On parle de tout et n'importe quoi, même de sexe ! Tant
que cela se passe entre filles, il n'y a pas de tabou »,
précise-t-elle. Convaincue de son choix, Fatima n'émet aucun doute. Sa
voie est certaine, c'est celle des salafis et de la sunna (la tradition
du Prophète). Elle n'osera exprimer qu'un regret : l'exclusion du monde
du travail. Mais aussi une douleur : les regards pesants, les sarcasmes
cruels et les insultes blessantes. « Je ne comprends pas un tel
déferlement de haine, je ne suis en aucun cas en dehors des lois de la
République, se persuadet- elle. Chaque fois que je suis sortie en sitar
(voir encadré), j'ai accepté de me dévoiler pour les contrôles. La
seule chose qui ne me convienne pas, c'est le modèle de l'école
publique. C'est incompatible avec nombre de mes principes religieux.
Pour ma fille, j'ai déjà commencé l'école à la maison quelques heures
par jour et l'apprentissage des quelques sourates de base. Plus tard,
elle ira dans une école privée musulmane. » Dans la République, point
de salut !
La règle est claire : on baisse les yeux quand on s'adresse à son mari Un
bruit de serrure. Sur le pas de la porte, Yvon (son époux), accompagné
de Bertrand, son frère jumeau, rentrent du travail. Aujourd'hui, Yvon a
consenti une entorse à l'interdiction de la mixité afin d'échanger avec
nous. Son épouse accepte également, mais rappelle que si la parole est
libre, les règles, elles, sont claires : on doit baisser les yeux
lorsque l'on s'adresse à son mari. Rapidement, Yvon, en tenue de
boulanger (c'est son métier), se retire pour réapparaître en kamis. Ce
grand gaillard athlétique porte le cheveu court, la barbe longue et
fournie comme il est de rigueur chez les « salafs ». Les deux frères
«Français de souche, avec quelques origines juives», tiennent- ils à
préciser se sont tous deux convertis à l'islam il y a huit ans. Une
enfance difficile, le chômage, l'alcoolisme des parents, et puis très
vite la délinquance. Vulnérables économiquement autant que socialement
et psychologiquement, les jumeaux ont trouvé refuge dans les écrits
salafs. Si eux s'en défendent, nombre de nouveaux convertis peuvent
être la proie de ceux qui cherchent à attirer les plus égarés. «Nous
étions des cas sociaux, l'islam nous a sauvés. Aujourd'hui, je ne me
dégoûte plus. Si Dieu accueille le repenti et pardonne, je peux aussi
me pardonner à moi-même.» Yvon et Fatima sont mariés depuis
quatre ans, après une seule et unique rencontre bien codifiée et
surveillée. La moukabala, «un genre de speed dating à la musulmane »,
confie Fatima en souriant. Dans le milieu, pas question de se
fréquenter hors mariage. Ceux qui sont désireux de convoler en justes
noces le font savoir à l'entourage. Le réseau s'active et les
propositions arrivent. «Il s'agit d'être précis quant aux critères
physiques, d'âge, de couleur de peau, etc., explique Fatima. Ensuite on
se rencontre, toujours en présence d'un tuteur pour la femme (un père,
un oncle, un frère...).»
Visite chez le médecin.
Loin
d'être un rendez-vous galant romantique, la moukabala est un moment
important. Pas de place au coup de foudre ! La priorité : partager les
mêmes valeurs. On parle donc éducation des futurs enfants, vie de
couple, pratique de la religion. Chacun prend alors «librement» nous
dit-on la décision de poursuivre ou non et peut renouveler l'expérience
tant que l'âme soeur n'est pas trouvée. Beaucoup plus au sud, à
quelques centaines de kilomètres, dans les rues d'un quartier populaire
d'Avignon, Kenza, 29 ans, s'avance entièrement couverte de noir. Son
niqab ne laisse apparaître que des yeux que l'on devine rieurs.
Babouches aux pieds, la jeune femme marche d'un pas énergique. Drapée
de noir, elle surprend par son enthousiasme et sa spontanéité. «Je n'ai
aucun problème avec mon niqab dans la rue, s'exclame- t-elle. Moi, j'ai
le voile dans la peau !» Kenza presse le pas, elle est attendue chez sa
meilleure amie, Marie-France, pour une leçon culinaire autour du
couscous. Marie- France est une quinqua coquette, dynamique et enjouée,
mais aussi une très fervente catholique. «C'est notre amour de Dieu qui
nous a réunies. La seule différence, c'est que je mange du porc
contrairement à Kenza. Pour le reste nous avons les mêmes valeurs et la
même façon de pratiquer : ils ont le ramadan, nous avons le carême...
Quarante jours, en plus ! J'ai un bon coup de fourchette et je peux
vous dire que j'en souffre !» s'exclame-t-elle avec l'accent parfumé de
la Provence. Dans le salon, Sainte- Thérèse, la Vierge Marie, Jésus,
les flacons d'eau bénite et autres crucifix partagent très
naturellement l'espace avec le poster d'une bimbo à moitié nue. «Cela
ne vous choque pas tout de même... ? se moque Marie-France. Je la
trouve belle tout simplement...» La polémique autour du voile
intégral, elle la refuse et défend son amie. «Toutes nos bonnes soeurs
portent le voile ! Et n'oublions pas que, jusque dans les années 60, on
ne mettait pas un pied dans une église sans se couvrir !» Etrange
alliance de ces deux religions que bien des points opposent. Le
temps passe. Kenza doit aller chercher ses enfants à la sortie de
l'école. Puis c'est la prière en famille avec Allal, le père, sur le
tapis du salon. Sereinement, Allal et Kenza racontent leur choix de
vie. « Je n'ai jamais forcé ma femme à porter le voile. C'est en lisant
les textes qu'elle a pris seule sa décision.» La jeune femme acquiesce
: «D'ailleurs, quand on s'est connus je ne portais rien... ; ah si, une
culotte ! lâche-t-elle dans un éclat de rire. En tant que musulmans,
nous sommes tous salafs. Notre devoir est de suivre les pratiques du
Prophète à la lettre et c'est ce que je fais.» L'heure tourne et les
enfants se pressent autour de leur mère pour le jeu du soir. Près d'une
heure de questions-réponses autour de l'islam, du Coran et du prophète
Mahomet. « Il n'y a pas pire péché que d'obéir par obligation, explique
Allal. Il est essentiel pour nous d'éduquer nos enfants à la religion
et cela peut être aussi ludique, la preuve !»
Quelques
semaines plus tard en banlieue parisienne, à Gennevilliers. Le ton
change. C'est jour de fête pour la communauté musulmane. La sublime
mosquée tant attendue est enfin inaugurée. Dans la foule, Nadia, 40
ans. Cette mère de quatre enfants ne cache pas son émotion. « Cela fait
près de dix ans que l'on attendait une mosquée plutôt que ces salles de
prière aussi obscures que douteuses qui sont devenus des nids à salafs.
Mes enfants viendront y suivre les cours de Coran donnés par
l'association El Nour (La Lumière). Les éduquer, c'est le seul moyen de
les protéger de toute manipulation idéologique.» Derrière l'inquiétude
de cette mère de famille, il y a la colère d'une femme blessée. Mariée
pendant près de quinze ans, Nadia a vu l'homme qu'elle aimait se
transformer au point de ne plus le reconnaître. «Mon mari aimait la vie
et sa famille jusqu'à ce qu'il commence à fréquenter des groupes de
prière suspects et des forums de discussions salafistes. Très vite, il
m'a reproché de travailler et d'être en contact avec d'autres hommes à
l'extérieur. J'étais devenue sheitan (le diable). Il m'a quittée pour
épouser le salafisme.» Sur ses conseils, nous nous rendons dans
l'une de ces mosquées qu'elle qualifie d'obscures. Au rez-de-chaussée,
l'accueil des hommes est tout juste poli. L'étage réservé aux femmes
est un espace exigu. L'atmosphère âpre, presque irrespirable, n'a rien
à envier à l'ambiance. Au fond de la pièce, une femme voilée de noir
fait les cent pas, récitant frénétiquement des versets du Coran. Trois
jeunes filles, respectivement en niqab, sitar et jilbab (voir encadré)
étudient à voix haute des passages du livre saint. Elles expriment des
doutes quant à notre identité : «Vous pourriez être envoyées par les
renseignements généraux», explique très sérieusement Salima du haut de
ses 20 ans. Avec le même sérieux et un sourire glacial, elle dit ses
certitudes quant à notre destinée de mécréants ou de catholiques (peu
importe). L'issue sera forcément cruelle, douloureuse et inéluctable.
«Vous brûlerez en enfer... à moins de vous convertir.» La jeune fille
se ferme. L'échange s'arrête net. En sortant, quelques jeunes de la
cité voisine nous interpellent, nous provoquent mais se ravisent très
vite lorsque l'un d'entre eux lâche : «Laisse-les tranquilles, elles
sortent de la mosquée !»
Porter
le voile ne signifie pas forcément l'exclusion. Beaucoup de femmes
savent composer avec la modernité. Même le McDo est permis tant que
l'on n'y consomme pas les viandes (non halal). Derrière cette apparente
normalité, la plus grosse difficulté à gérer est de manger ses frites
et profiter de son soda avec un niqab devant le visage.
Un
petit peu plus loin, aux abords de cette même mosquée, un très jeune
couple s'avance. Lui est français et converti. Quant à son épouse, nous
ne verrons d'elle que des mains délicates et soigneusement manucurées.
Les échanges sont vifs, il n'est pas question «d'avoir à se justifier»,
«nous ne sommes pas des animaux», «laissez-nous vivre en paix». Bien
plus virulente que son mari, la jeune femme n'a de cesse de répéter
«excuse-moi, chéri», chaque fois qu'elle hausse le ton (les femmes
n'ont pas le droit d'élever la voix). L'homme insiste sur un point :
«Je ne tiens à vous dire qu'une chose. Nous sommes dirigés dans ce pays
par des gens qui travaillent pour Satan.» Là encore, impossible de
poursuivre, ils se sont déjà éloignés. Quand la doctrine est extrême,
le dialogue devient impossible. Dans une librairie accolée à la
mosquée, Thomas, derrière son comptoir, ne lève les yeux de son Coran
que pour répondre à une cliente en quête d'un jilbab à sa taille. «J'ai
un gros arrivage en provenance d'Arabie saoudite prévu la semaine
prochaine, il y aura plus de choix.» Tenues islamiques et onguents au
parfum d'Orient côtoient nombre de livres. Beaucoup de Coran de toutes
les couleurs et de toutes les tailles. Pour le reste, l'essentiel des
ouvrages proposés sont signés par les références de la pensée
salafiste. Dans les rayons, des jeunes hommes barbus s'installent, plus
pour lire qu'acheter. Thomas, le gérant, 26 ans, est né et a grandi
dans un presbytère. Elevé dans une famille aux valeurs très catholiques
(son frère a fait le séminaire), il a lu la Bible, la Torah, puis le
Coran. Aucun doute pour lui : la vérité ne se trouve que dans ce
dernier. Un choix et une conversion qu'il a payés le prix fort. Sa
famille n'accepte pas et a rompu tout lien avec lui. «Je ne suis pas en
colère, mon coeur ne leur sera jamais fermé s'ils veulent m'accepter
comme je suis. Mais jamais je ne renoncerai à ma foi.» Thomas s'arrête,
fait évacuer le magasin et baisse les rideaux pour quelques minutes.
C'est l'heure de la prière. Après la banlieue, retour à Paris
dans une mosquée du XVIIIe arrondissement. Le lieu est un fief
ostensiblement salafiste. Notre seule présence et nos questions
provoquent une réaction en chaîne. D'abord quelques protestations, des
invectives, et très vite viennent les menaces. L'argument ? La rue
appartient aux fidèles et la loi, c'est eux. Francine n'est pas
musulmane. Habitante du quartier, elle ne cache pas son exaspération et
son inquiétude. «Depuis trois ans, tout a basculé ici. L'atmosphère
devient très pesante pour les riverains et les passants. Tous les
vendredis, la rue est fermée pour permettre aux fidèles de prier jusque
sur le trottoir à cause du manque de place à l'intérieur. Je n'ai rien
contre l'islam et les croyants, mais là, il s'agit d'autre chose, les
comportements sont excessifs. Certains vont même jusqu'à empêcher les
femmes de circuler dans la rue parce qu'il y a une mosquée et que
l'espace doit être réservé à la seule gent masculine.» Dehors,
l'ambiance est électrique. Sortant de la salle de prière, un homme nous
interpelle. Complètement exalté, il confirme. «Nous sommes de plus en
plus nombreux et bientôt nous vous laverons le cerveau !»
» Le salafisme en dix questions