Les Tunisiens le surnommaient «Benavie». Finalement, il a duré vingt-trois ans, sans dépasser le record de Bourguiba (trente et un ans au pouvoir), qu’il avait déposé le 7 novembre 1987 à la faveur d’un «coup d’Etat médical». On le croyait indéboulonnable, impitoyable, sans états d’âme. Il s’est dégonflé comme une baudruche face à la colère de sa rue. Cet homme secret, que l’on décrivait comme un animal à sang froid, n’a pas résisté. Il est arrivé au pouvoir comme Jaruzelski, il l’a quitté comme le Shah d’Iran.
De lui, les Tunisiens ne savaient presque rien. Cet homme, au culte de la personnalité omniprésent, était d’ailleurs plus une image qu’une voix. L’image du Président, déchirée ces derniers jours par les manifestants, est partout en Tunisie. On l’y voit avec un sourire figé, la main sur le cœur ou tapotant la joue d’un enfant. En costume sombre ou vêtu de la traditionnelle «jebba», les cheveux teints d’un noir corbeau, tout comme les sourcils, Ben Ali est aussi omniprésent que muet.
Son allocution de jeudi soir, prononcée en arabe dialectal, a été de ce point de vue une rareté : les Tunisiens l’ont découvert grincheux, revanchard, se plaignant d’être conspué dans la rue alors qu’il avait consacré sa vie au service du pays.
Porte-flingue de Bourguiba
Né en 1936 dans une famille modeste de la ville côtière de Hammam Sousse, Zine al-Abidine Ben Ali est le quatrième enfant d’une famille de onze. Sa chance est celle de toute une génération de jeunes hommes pauvres dans le monde arabe, qui a connu une ascension sociale éclair grâce à la carrière des armes : à l’instar de Nasser, Moubarak, Boumediene, Hafez al-Assad, Saddam Hussein ou encore Kadhafi. Au moment où la Tunisie devient indépendante, il est envoyé à Saint-Cyr, en France. Après un court passage par l’Ecole supérieure de renseignement aux Etats-Unis, il est affecté à la Sécurité militaire. Toute sa carrière se déroulera d’ailleurs dans le renseignement, ce qui donnera à Ben Ali un profil plus policier que militaire.
La Tunisie n’est pas l’Algérie et Bourguiba, l’un des rares chefs d’Etats arabes issus de la société civile, s’est toujours méfié des képis comme de la peste et tient les militaires à l’écart de la gestion du pays. En 1974, lors d’une éphémère union avec la Libye du bouillant colonel Kadhafi, qui suggère à Bourguiba de nommer Ben Ali à la tête des services de renseignements désormais communs aux deux pays. Quelques mois plus tard, l’union ayant échoué, le président tunisien s’empresse d’expédier Ben Ali au Maroc comme attaché militaire. Ben Ali gardera des liens privilégiés avec Kadhafi.
En 1978, confronté à des troubles sociaux, Bourguiba fait rappeler Ben Ali pour réprimer le mouvement syndical. Il sera pendant deux ans à la tête de la Sûreté générale, faisant tirer sur les manifestants et menant une campagne d’arrestations de masse. Une fois le calme revenu, il est à nouveau éloigné, avec le rang d’ambassadeur, en Pologne.
Les émeutes du pain de fin 1983, début 1984 entraînent son rappel. Il y met fin au prix de quelque 80 morts. Il entame une ascension fulgurante : secrétaire d’Etat à la Sûreté, ministre de l’Intérieur. Premier ministre en 1987, il assiste à la montée des islamistes. Bourguiba, de plus en plus prisonnier de son entourage, fait n’importe quoi : une vingtaine d’islamistes sont condamnés à la pendaison, le pays est au bord de l’explosion.
Un putsch et des promesses
Ben Ali n’a qu’à se baisser pour ramasser le pouvoir. A l’annonce de son putsch, il est acclamé par la population, islamistes compris. Il promet pluralisme et démocratisation. Les deux premières années, ses promesses sont tenues. La presse se libéralise, le «changement» est à l’ordre du jour. Mais rapidement vient la confrontation avec les islamistes. Il profite de la période entre l’invasion du Koweït et la guerre du Golfe, en janvier 1991, alors que l’opinion est mobilisée en faveur de Saddam Hussein, pour lancer une répression d’une ampleur inégalée, faisant emprisonner 20 000 à 30 000 membres d’Ennahda, le grand parti islamiste tunisien. L’ensemble de l’intelligentsia de gauche, effrayée par l’irrésistible montée en puissance du FIS en Algérie, se rallie et ne pipe mot. Mais la machine répressive, après avoir broyé les islamistes, s’en prend à toutes les autres forces politiques et associatives.
Sur le plan économique, le régime enregistre des succès. Il est le premier à signer un accord d’association avec l’UE, se lance dans un effort sans précédent pour mettre à niveau son économie. Les investisseurs européens apprécient ce pays calme, où la main-d’œuvre est bien formée et bon marché. Ben Ali se garantit le soutien de la classe moyenne en imposant au patronat une hausse régulière du salaire minimum. Le crédit à la consommation est favorisé. Un fonds aux relents paternalistes est créé pour développer les zones rurales. Le tourisme low-cost est développé à outrance.
Mais l’étouffement sans précédent des libertés, la censure de la presse et d’Internet prennent, à partir des années 2000, un tour insupportable dans un pays où le pouvoir pousse de plus en plus de jeunes à poursuivre leurs études jusqu’au bac et au-delà.
Un pays sous contrôle
Toute la population est surveillée, embrigadée. Le ministère de l’Intérieur emploie jusqu’à 100 000 personnes (1 Tunisien sur 100), le parti au pouvoir, le RCD, compte 1 million de membres (1 sur 10). Les critiques sur le manque de démocratie sont sans cesse repoussées au nom du soi-disant manque de maturité du peuple. Une logorrhée incompréhensible à la gloire du développement, des droits de l’homme et de la démocratie «apaisée» envahit la vie quotidienne des Tunisiens. Le «changement» et le chiffre 7 - faisant référence au coup d’Etat de novembre 1987 - font l’objet d’une propagande quasi incantatoire à coup de formules absconses. Le régime Ben Ali invente une «novlangue» orwellienne.
La crise économique européenne et la fin de l’accord multifibre mettent à mal le modèle. Surtout, Ben Ali fait sauter tous les verrous empêchant une «présidence à vie» qu’il avait promis de ne pas exercer en 1987. Malgré les rumeurs de cancer de la prostate, il fait sauter la limite du troisième mandat, se fait réélire à un quatrième puis un cinquième avec des scores dépassant les 90%. Enfin, l’avidité de la famille de sa seconde femme, Leila Trabelsi, et de ses gendres achèvent d’insupporter les Tunisiens ainsi que les businessmen, qui ne peuvent plus faire d’affaires sans se voir ponctionner ou carrément déposséder. Au point que les diplomates américains parlent dans leurs télégrammes, révélés par WikiLeaks, d’un Etat «quasi-mafieux». La débandade de ses proches semble avoir précipité la chute d’un tyran malade et isolé, otage consentant d’une mafia insatiable.