En décembre 1793, au siège de la ville royaliste de Toulon, le sergent Junot, beau garçon de 22 ans, blond et bien bâti, écrit le rapport que lui a demandé son commandant. Un boulet éclate à ses pieds : « Sont-ils polis ces Anglais de m’envoyer du sable pour sécher ma page ! », déclare Junot en éclatant de rire.
Bonaparte, séduit par la bravoure du jeune sergent, se l’attache comme aide de camp : le destin de Junot est tracé. Bonaparte, devenu général, nomme Jean-Andoche Junot sous-lieutenant. Cette amitié profonde durera toute sa vie. Parce qu’il est l’ami du frère de Robespierre, Bonaparte, après la chute de l’Incorruptible, est dénoncé comme suspect : un matin d’avril 1794, il est arrêté et enfermé au fort d’Antibes.
Aussitôt, Junot échafaude un projet pour délivrer son chef par la force. Bonaparte reçoit secrètement une lettre qui l’avertit du plan et il tempère l’ardeur de son ami :
« Je reconnais bien tes sentiments, mon cher Junot. Depuis longtemps aussi tu connais l’amitié que je t’ai vouée… Il me suffit d’être innocent, ne fais donc rien, tu me compromettrais. » Junot renonce à faire évader son général, qui est bientôt libéré.
De retour à Paris, la situation n’est hélas pas brillante. Le nouveau gouvernement de la Convention a mis Bonaparte en disponibilité. Junot, aide de camp d’un général sans solde, lui offre l’hospitalité dans sa mansarde du quai Conti. Les deux jeunes amis vivent plusieurs mois dans un état de dénuement extrême. Junot s’occupe du ménage et se prive pour nourrir son général bien-aimé. Sans argent, privés de femme, c’est probablement à ce moment-là que la très vive amitié entre les deux hommes s’est transformée, l’espace de quelques semaines, em véritable liaison homosexuelle. Pour Napoléon, cette expérience n’aura pas de lendemain, mais Junot voue à Bonaparte une admiration, une passion exclusive. Le Corse, en souvenir de cette aventure, témoignera une indulgence et une faveur éclatante à son ex-amant.
Enfin, la fortune sourit à Bonaparte : il épouse Joséphine de Beauharnais, la maîtresse du directeur Barras, et ce dernier le nomme commandant en chef de l’armée d’Italie. Junot ne dissimule pas son hostilité à la Créole qui vient lui voler son ami. Mais comme l’usage veut que les militaires partent en campagne sans leurs épouses, voilà notre Junot de nouveau seul aux côtés de son général, pendant la victorieuse campagne d’Italie, puis durant l’expédition d’Égypte. Les officiers jasent sur « le nouvel Antinoüs du nouvel Hadrien », et les soldats, voyant « le chouchou à qui tout est permis » remplir de nombreuses caisses, s’indignent que « Bonaparte laisse son favori piller le trésor des pharaons ». Fausse accusation montrant toutefois que la liaison étroite entre les deux hommes était de notoriété publique.
De retour en France, Bonaparte, Premier consul depuis novembre 1799, continue à manifester son attachement à Junot : « Je vais te nommer au commandement de Paris. C’est une place de confiance. Mais il faut que tu te maries… cela est plus convenable pour la dignité de la place que tu vas occuper. » Junot devient donc gouverneur de Paris à 26 ans ! Et il épouse le 30 octobre 1800 Laure Martin de Permon, qui en a 16. « C’est un fort mauvais mariage que tu fais là : il n’y a pas de fortune ! », dit cyniquement Napoléon. Pour arranger les choses, il donne 140 000 francs-or à Junot, comme dot.
Nous possédons tous les détails grâce aux mémoires de Madame Junot. Bientôt, la légèreté et l’incompétence du trop jeune gouverneur de Paris indisposent le Premier consul, qui, lors d’une fête, lui témoigne sa froideur. Junot rentre précipitamment dans son hôtel des Champs-Élysées. Saisi de fièvre, il délire toute la nuit : « Il ne m’aime plus, il a complètement oublié notre jeunesse ! » Madame Junot, atterrée, ose déranger Napoléon. Celuici accourt auprès de son ami, l’embrasse, le console, et voilà Junot rétabli ! Mais cette scène extraordinaire ne se renouvellera pas. Napoléon est las de cet amour fou que lui porte Junot.
Il se produit alors ce qu’un psychanalyste appellerait un « transfert » : Junot devient l’amant de Caroline, la soeur… de Napoléon ! L’Empereur va-t-il sévir ? Non, il se contente d’éloigner Junot, en le nommant ambassadeur à Lisbonne. En 1805, il envoie Junot commander le corps expéditionnaire français au Portugal. Le brave Junot s’empare de Lisbonne en novembre 1807, et l’Empereur, pour le récompenser, le nomme duc d’Abrantès. Hélas, six mois plus tard, le tout nouveau duc est battu par les Anglais.
Disgracié, il essaie de retrouver la faveur de Napoléon en évoquant leurs anciennes amours. Mais ces souvenirs importunent désormais l’Empereur, qui n’hésite pas à em faire le reproche à la duchesse. Nous possédons seulement les commentaires sur ces lettres et non les lettres originales. En revanche, le billet que Junot envoie à l’Empereur pendant la désastreuse campagne de Russie a bien été conservé : « Moi qui vous aime avec l’adoration d’un sauvage pour le soleil, moi qui me suis donné tout à vous, je vous supplie de me laisser revenir en France, parmi mes enfants… Assez d’honneurs et de massacres : assez, je ne veux plus faire la guerre ! »
Junot se montre imprévoyant. À la bataille de Smolensk, il tarde à faire attaquer son bataillon. Ce coup l’achève. Il commence à radoter, il montre à ses compagnons la lettre que Bonaparte lui avait envoyée em égypte et qu’il porte toujours sur lui : « Sois sûr, Junot, que dans n’importe quelles circonstances je te donnerai toujours les preuves de la tendre amitié que je t’ai vouée. » Pour se débarrasser de lui, Napoléon le nomme gouverneur de l’Illyrie (actuelles Slovénie et Croatie). Avant de partir, le duc d’Abrantès fait jurer à sa femme que, s’il meurt, elle brûlera sans les lire les « cent cinquante-deux lettres manuscrites de Napoléon enfermées dans un coffre-fort à secrets ». À peine arrivé à Raguse, le duc est atteint de troubles psychiques graves. On le fait revenir d’urgence en France.
Napoléon lui interdit de rentrer à Paris et l’oblige à demeurer dans son château de Montbard. Là, le 22 juillet 1813, Junot devenu fou se jette par la fenêtre, se casse une jambe, essaie de s’amputer lui-même et meurt. Dès l’annonce du décès, Napoléon ordonne à Savary d’aller récupérer sur-le-champ ses lettres de jeunesse. Le ministre de la Police va chez la duchesse d’Abrantès, trouve le coffre-fort à secrets, l’ouvre, compte les cent cinquantedeux lettres et les apporte à l’Empereur qui les brûle aussitôt. Si Napoléon s’empresse de brûler ces lettres de jeunesse, c’est qu’elles étaient compromettantes pour lui : elles contenaient peut-être le témoignage de ses faiblesses quand ils habitaient ensemble la même mansarde…