Comme tous les enfants français catholiques de ma génération, j’ai fait du catéchisme, et on y apprenait et on y apprend encore : [url=http://www.idees-cate.com/index.php?page=cate&seance=2010&titre=J%C3%A9sus grandit dans un pays, dans une famille]la Palestine, pays de Jésus[/url] [1].
Toute mon enfance, je me rappelle ces sermons mentionnant « Jésus sur les routes de Palestine », « la Palestine occupée par les Romains ».
Autant d’expressions d’apparence banale qui, pour fausses qu’elles soient d’un point de vue historique, contribuent finalement à créer des réflexes théologiques et politiques sur tout ce qui touche au conflit dit « israélo-palestinien ».
Lorsque je me suis rendu pour la première fois en Israël, je faisais peu de cas de la politique et, pour être très franc, je n’y connaissais rien. Connaissant trois mots d’hébreu, je cherchais à communiquer dans la langue du Tanakh [Ecritures] avec n’importe qui, y compris des Arabes. Une fois, une partie du groupe de pèlerins, dont j’étais, s’est perdue du côté du Mont des Béatitudes et mon hébreu m’a permis de dialoguer avec un paysan arabe catholique qui nous a remis sur le droit chemin. A Jéricho, les bédouins me regardaient de travers lorsque passant près de leur tente je leur lançais un « layla tov » (bonne nuit) très sonore, et je ne comprenais pas bien pourquoi.
Je peux maintenant analyser qu’il existait en moi une espèce d’aimantation pour le souk arabe que tout pèlerin recherche inconsciemment comme la marque de l’authenticité du pays de Jésus. Je ne me rendais pas compte à l’époque que nous visitions essentiellement des zones d’habitation arabe et non juive : Bethléem, « Jérusalem-est », Nazareth. Je me suis surpris à prendre récemment un itinéraire d’un « pèlerinage en Terre Sainte » classique, et presqu’aucun lieu visité ne se trouve en zone juive. Cette constatation est très étonnante : aurions-nous inconsciemment en tête réalisé l’association suivante : Jésus habitait un pays arabe ? Nos livres de caté sont parsemés de Jésus et d’apôtres portant djellabah, turbans et keffieh, et nos cartes de la Bible de Jérusalem indiquent « Palestine de l’Ancien Testament ».
Un jour, mon vénérable père était en discussion avec une collègue de travail libanaise à propos du conflit israélo-arabe et cette dernière était persuadée que le mot « Palestine » figurait dans la Bible, et plus particulièrement dans l’Evangile.
En effet, on ne trouve ce nom de « Palestine » dans aucun livre de la Bible. Une petite recherche biblique sur l’expression « Terre d’Israël » (en hébreu eretz israel ארץ ישראל) est à cet égard très instructive, car c’est en effet par cette expression que la Terre donnée par Dieu au peuple juif est appelée.
La première occurrence de l’expression est dans le livre d’Ezéchiel : « Je vous donnerai la terre d’Israël » (Ez 11, 17, puis Ez 12, 19 ; 25,3 ; 25,6 ; 38,18). Pour ce qui est du nouveau testament, on trouve deux passages intéressants dans l’évangile selon Matthieu :
« Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère, et va dans la terre d’Israël, car ceux qui en voulaient à la vie du petit enfant sont morts. Joseph se leva, prit le petit enfant et sa mère, et alla dans la terre d’Israël. » (Mt 2,20-21). Cette expression est souvent traduite par « pays d’Israël », mais en grec « gen » [accusatif du mot Gè] signifie bien « terre » et il s’agit donc clairement d’un calque de l’expression hébraïque « eretz israel ».
Pour ce qui est des sources rabbiniques, « eretz israel » est une expression fort commune puisque sur le moteur de recherche en hébreu ICI on en trouve quelque 1536 occurrences dans des manuscrits allant du premier siècle à l’époque médiévale. Il y aurait lieu d’exposer en détails quelle théologie de la Terre d’Israël les rabbins ont développée. Mais, n’est-il pas suffisant, pour des chrétiens, de remarquer que cette expression existe déjà dans l’Evangile ? Et ce, pour désigner ce que nous appelons improprement « Palestine ». Rien de plus naturel d’ailleurs puisque le mot Palestine est forgé en 131, par les Romains, après la seconde révolte juive, celle de Bar Kokhba. A l’occasion, ils avaient aussi changé Jérusalem en Aelia Capitolina. Motif : effacer ces références aux juifs rétifs qui avaient nécessité l’emploi de douze légions, soit près de la moitié de l’armée romaine ! Une célèbre pièce de monnaie frappée pour l’occasion mentionne . Preuve, s’il en fût, que le terme Palestine n’était pas encore né.
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Il est intéressant de comprendre aussi ce qu’il y a traditionnellement derrière le mot « Israël ». A l’origine, il désigne le patriarche Jacob dont Dieu a changé le nom en Israël après une nuit de combat contre l’Ange : « Dieu combat », ou bien « qui combat avec Dieu ». Puis, ce terme désigne par extension tous les Fils de l’Alliance définitivement scellée au Sinaï par Moïse. Ainsi, lorsque Théodore Herzl a théorisé le concept moderne d’un Etat pour les Juifs sur leur terre ancestrale, il a appelé cet Etat « l’Etat pour les Juifs » et non comme on l’entend souvent « l’Etat juif ». Comme l’analyse Emmanuel Halperin dans une conférence très intéressante sur la déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël (je recommande fortement), le nom complet de l’Etat des Juifs est « Etat d’Israël », ce qui se traduit en français par « Etat des Juifs ». Il est fort dommage que la rétrospective d’Emmanuel Halperin ne remonte pas au-delà d’Herzl car il met en valeur les hésitations des fondateurs modernes de l’Etat d’Israël pour donner un nom à cet Etat : Heber, Sion, etc., alors qu’en regardant en arrière, jusqu’aux rabbins auteurs du Talmud, et même jusqu’à l’évangéliste Matthieu qui écrit pour un milieu juif, on se rend compte qu’il existe ce concept de Terre d’Israël, qui n’est pas un concept avant tout politique, mais national et religieux.
Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi nous, chrétiens, persistons à employer ce terme de « Palestine » bien qu’il soit parfois remplacé par le terme, prétendument plus neutre, de « Terre Sainte ». En effet, la Bible, et particulièrement l’Evangile, parlent de cette Terre comme de la Terre d’Israël, de façon très naturelle, tout comme la Syrie, la Perse, l’Egypte et l’Arabie sont appelées par leur nom.
L’expression « Terre d’Israël » tout comme le terme moderne « Etat d’Israël » raccourci souvent en « Israël » et malheureusement déformé trop souvent en « Etat juif » ou « Etat hébreu » renvoie finalement à la notion théologique d’Israël que nous avons brièvement expliquée.
Il serait de bon ton que les chrétiens s’interrogent précisément sur cette filiation théologique de l’Etat d’Israël moderne avec les lieux et les personnes que nous côtoyons dans la Bible. Pour ma part, j’analyse les réflexes d’emploi des expressions « Palestine » et « Terre Sainte » comme des résidus d’une théologie antijuive qui reposait sur le principe suivant : pour démontrer la Vérité du Christianisme, il fallait se servir du Judaïsme comme d’un repoussoir et le présenter comme imparfait et caduc. Dans ce contexte, l’idée des Juifs chassés loin de leur terre et dispersés en diaspora était interprétée comme une conséquence de leur refus de Jésus (ce qui est historiquement anachronique puisque la diaspora date d’avant Jésus). L’idée de diaspora et de destruction du Temple comme châtiment divin faisait en plus écho à la littérature prophétique qui présente les choses de cette façon. Ainsi, la théologie chrétienne antijuive a tout naturellement adopté l’attitude d’effacement de toute trace juive de cette terre.
A l’heure où nombre de ceux qui s’approprient l’héritage et l’identité du concept romain de Palestine, en se définissant comme Palestiniens (Ndlr Arafat, Abbas and co), semblent plus préoccupés par l’effacement symbolique et physique de la présence juive sur cette terre que par la création d’un Etat, cette considération sur l’emploi du mot Palestine en milieu chrétien devrait nous poser question. En effet, elle ne désigne ni la réalité du temps de Jésus, ni la réalité actuelle (il n’existe pas de Palestine actuellement, seulement des personnes s’identifiant comme Palestiniens) et au regard de l’histoire du mot comme de l’histoire présente, cette réalité ne semble pas souhaitable d’un point de vue chrétien tant qu’elle consiste à être une concurrence voire une substitution de la réalité théologique d’Israël présent sur Terre.
Il y a quelques dimanches de cela, au début du Carême, nous avons lu l’évangile de la Samaritaine dans Jean au chapitre 4 : « Alors il quitta la Judée, et retourna en Galilée. Comme il fallait qu’il passe par la Samarie… » Qui prétendrait nous faire préférer le terme de « Cisjordanie » ? La réalité spirituelle et historique est pourtant là. N’est-ce pas dans le désert de Judée que les manuscrits du même nom (comprenant ceux de Qumran) ont été trouvés ? Ils n’étaient pas écrits en arabe palestinien, mais en hébreu et araméen principalement ; et d’ailleurs, les habitants juifs actuels de la Judée et de la Samarie sont pour la plupart capables de les lire comme s’ils lisaient leur journal !
Décidément, ce conflit est beaucoup plus une question de symbolisme religieux avec un enjeu spirituel mondial qu’un conflit territorial envenimé par une poignée d’extrémistes « des deux bords » (j’adore l’expression). En tout état de cause, j’espère que cet exposé de l’histoire des mots, qui est le fruit de ma recherche patiente vous aidera à entendre l’Evangile différemment et à mesurer le poids spirituel des mots que nous employons.
Nicolas Baguelin