Pourquoi il faut désacraliser l'argent, qui est une récompense autant qu’une grâce(Atlantico - Publié le 24 Avril 2016)Les Français semblaient réconciliés, ou du moins apaisés, dans leur relation à l’argent. Mais, selon Bruckner, il n’en est rien : le tabou reste intact. Extrait de "La sagesse de l'argent", de Pascal Bruckner, aux éditions Grasset.Une schizophrénie assumée
« Pour la vie de l’esprit, une modeste aisance suffit. » Friedrich NietzscheLa sagesse de l’argent tient dans la combinaison de trois vertus, la liberté, la sécurité, l’insouciance, équilibrées par trois devoirs, la probité, la proportion et le partage. Les jouissances qu’il autorise ne peuvent être séparées des obligations qu’il implique. La libération de la nécessité matérielle n’est qu’une des conditions de la liberté, elle ne s’y résume pas. Mais l’argent, c’est son problème, ne tient pas en place. Il y a donc une schizophrénie inévitable à son égard : fluide indispensable, il peut à tout moment devenir un petit démon qui ne nous laisse pas en paix. Il est vraiment le pharmakon platonicien, le remède et le toxique en même temps.
D’où l’inconfort qu’il provoque. Avec lui, on est toujours « au commencement de la sagesse » (Proverbes 4-7) ou plutôt il n’est de sagesse le concernant qu’en situation. Rechercher un meilleur salaire est le droit des démunis. Qu’on puisse dire ensuite « cela suffit » est du ressort personnel à condition de s’entendre sur le terme
« assez ». A chacun de décider, en son for intérieur, de quels écueils il souhaite se prémunir, s’il souhaite modérer son train de vie ou l’améliorer, faire de la réussite financière une mystique ou un tremplin. L’argent nous affranchit quand il permet de diminuer la part vénale de l’existence. Alors il devient une passerelle grâce à laquelle nous traversons les moments délicats sans encombre, un chemin de crête étroit entre divers précipices qui s’appellent l’Avarice, la Mesquinerie, le Crime, l’Humiliation, la Fraude, l’Avidité, l’Arrogance, l’Envie, telle une moderne carte du Tendre.
La sagesse consiste à le désacraliser, à ne pas l’aimer ou le détester plus que de raison. Il reste un ami tant que nous ne le transformons pas en adversaire, par notre seule faute. Ne nous laissons pas acculer au chantage désolant entre la misère méritante et l’abondance corrompue. La vertu et la prospérité peuvent faire bon ménage. Il y a une vie en dehors des ruminations financières, mais celles-ci n’ont jamais empêché les éblouissements artistiques ou l’éclosion des valeurs sublimes. L’argent est en soi une invention si merveilleuse, les avantages qu’il procure sont si évidents qu’il est devenu un droit humain fondamental. Son seul crime est son inégale répartition, la concentration extrême qui tue les flux alors qu’il devrait rester une rivière ardente, une substance liquide qui sème ses prodiges à mesure qu’il se répand. Une irrigation au lieu d’une coagulation. Ce pourquoi la raison commande à ceux qui ont beaucoup de mettre leurs surplus au service de ceux qui manquent. Civiliser l’argent, c’est le démocratiser, le redistribuer partout comme un trésor qui appartient potentiellement à tous. Il faut réhabiliter d’un même mouvement le goût du lucre et l’éthique du don, la cupidité et la générosité, les deux extrêmes, l’abus et la mesure.
Deux remarques pour terminer :
l’argent est une récompense autant qu’une grâce. De lui, nous ne sommes pas propriétaires mais usufruitiers. La Fortune, déesse capricieuse, nous a gratifiés de ses bienfaits ; réjouissons-nous, elle peut nous les ôter à tout moment. Enfin, il est bon que l’argent entretienne le rêve de son abolition – on ne compte plus les ouvrages qui nous annoncent sa mort prochaine. Mais il faut assumer ses folies, envers de ses bienfaits innombrables. Comme la sexualité, il fait l’objet d’une double utopie : ou le domestiquer ou embarquer sur ce bateau ivre au risque de multiplier les périls. Prohibition ou permissivité : tout le monde voudrait l’enchaîner tout en lui permettant de prospérer. Il est donc utile pour une nation, une société développée de l’inclure dans son jeu comme un beau risque. Ne nourrissons pas l’espoir d’une réconciliation, acceptons le déchirement d’un combat sans issue. Avec le veau d’or nous restons écartelés : l’outil de la transfiguration est aussi celui de la chute. Il est une utopie qui fonctionne dans les deux sens de l’abomination et du prodige.
L’essentiel est que les dés soient toujours relancés, que les vainqueurs du jour soient bientôt remplacés par les vaincus d’hier. Dans la circulation des fortunes, c’est la société elle-même qui circule, garantissant la mobilité de ses membres, illustrant par la fluidité financière les valeurs d’égalité qu’elle affiche. Classes sociales, élites, dirigeants doivent émerger et disparaître, bouger comme des plaques tectoniques, se refuser à l’immobilisation.
La fugacité de toutes choses : telle est la leçon de l’argent qui nous échoit pour nous fuir, ne gratifie les uns que pour les abandonner ensuite, dans une alternance de ruines et de résurrections. Ce que voulait dire l’apôtre Matthieu, reprenant l’enseignement des Stoïciens, quand il recommandait de rester pauvre dans notre coeur (Matthieu 5, 3). Les dons de la vie nous fuient aussi promptement qu’ils arrivent. Comme sur la table de jeu, les dés roulent, parfois en notre faveur, parfois à notre détriment. La fortune n’est que la métaphore de la vie, si belle, si fragile. Accepter que tout ce qui nous fut accordé puisse nous être repris ; en retirer malgré tout un immense sentiment de gratitude. Telle est l’ultime sagesse.
Extrait de La sagesse de l'argent, de Pascal Bruckner, publié aux éditions Grasset, avril 2016.