Dans la nébuleuse des ultras serbes http://www.lemonde.fr/sport/article/2010/11/08/dans-la-nebuleuse-des-ultras-serbes_1436921_3242.html
A Belgrade, on aime l'humour noir, l'autodérision aussi. Pourtant, ce qui s'est passé il y a un peu plus d'un an dans ce même pub ne fait rire personne : c'est ici qu'a été littéralement massacré
Brice Taton, un jeune Français venu avec ses amis soutenir son équipe, le FC Toulouse, qui jouait contre le Partizan le 17 septembre 2009. Quatorze personnes doivent comparaître pour ce meurtre à partir du 8 novembre, lors d'un procès plusieurs fois ajourné notamment à cause du désistement des témoins. Depuis cette agression, les hooligans serbes n'ont pas fait profil bas, loin de là. Ni les nombreuses arrestations effectuées par la police serbe dans les jours suivants, ni la volonté affichée des autorités de faire de la lutte contre les supporteurs ultranationalistes
"une priorité essentielle" de la Serbie, ne leur ont fait baisser la garde. Bien au contraire. Le 10 octobre dernier, ils se sont livrés à une véritable démonstration de force dans les rues de Belgrade, saccageant et pillant tout sur leur passage en marge de la
Gay Pride, qui n'avait pas eu lieu depuis dix ans parce qu'elle attire tout ce que le pays compte de casseurs et d'ultranationalistes. Deux jours plus tard, les ultras serbes mettaient à sac un stade à Gênes, lors du déplacement de l'équipe nationale de football, provoquant des scènes d'une violences inouïe dont les images ont fait le tour du monde.
"A défaut d'avoir pu ‘casser du pédé' à Belgrade, ils sont allés montrer leur force à Gênes", estime
Svetlana Lukic, qui dirige le webzine
Pescanik et anime une émission de radio du même nom. Il s'agit des mêmes personnes, elle en est sûre :
" Homophobie et ultranationalisme ne font qu'un en Serbie. Ces gens sont unis par un même sentiment de haine contre l'Occident, les homosexuels étant perçus comme une incarnation de la dégénérescence de l'Ouest. Le foot n'est qu'un prétexte dans cette histoire." Pourtant, l'alliance du nationalisme et du football ne date pas d'hier en ex-Yougoslavie ; on dit même que c'est un match de foot qui a dégénéré entre le
Dinamo de Zagreb et l'Etoile rouge de Belgrade le 13 mai 1990 qui a donné le signal de la désagrégation du pays. Depuis, les clubs de supporteurs ont constitué un inépuisable vivier pour les chefs de guerre, tel le tristement célèbre
Zeljko Raznatovic dit
"Arkan" (tué en 2000). Aujourd'hui, les grands clubs continuent d'entretenir des liens troubles avec la classe politique, dont de nombreux représentants siègent au sein des conseils d'administration, aux côtés d'hommes d'affaires à la réputation douteuse. Les présidents des associations de supporteurs gèrent, eux, de confortables fortunes amassées grâce à la revente de billets achetés en gros ; ils disposent de surcroît d'une véritable milice privée, constituée de jeunes facilement manipulables et prêts à se battre.
"Les hooligans, avec leur xénophobie et leur culture du secret, constituent un milieu très difficile à infiltrer", reconnaît
Slobodan Vukolic, chef de la police de Belgrade. Pourtant, les limiers serbes ont vite identifié ceux qu'ils accusent d'être derrière l'assassinat de Brice Taton. Leur enquête a fait ressortir une hiérarchie précise, comprenant au sommet un donneur d'ordres, un chef opérationnel sur le terrain et plusieurs groupes de "fantassins" communiquant entre eux par téléphone mobile. La presse serbe a aussi découvert que ces hooligans n'étaient pas tous des jeunes provinciaux paumés, issus de familles pauvres et sans perspectives d'avenir. Parmi eux, se trouvent de nombreux fils de notables, à l'instar de celui que les médias italiens ont surnommé
"Ivan le terrible", le
" vojd " (chef) des ultras serbes à Gênes. Ivan Bogdanov habite chez ses parents dans un quartier chic de Belgrade, en face de l'ambassade d'Israël et à quelques rues de la résidence d'
Ivica Dacic, le ministre de l'intérieur. Unis par leur haine de l'Occident, mais aussi par une
"idéologie du sol et du sang", ces hooligans ont, à la différence de leurs homologues occidentaux, une importante dimension politique.
"Ils sont une force de nuisance", reconnaît un responsable sécuritaire occidental.
"Ils veulent saboter l'intégration européenne de la Serbie", s'insurge Svetlana Lukic. Ainsi, les hooligans ne cachent pas leur appartenance à diverses organisations ultranationalistes et d'extrême droite, dont ils constituent la partie la plus visible et la plus violente. Certains de ces groupes, comme Obraz, "1389" (l'année de la bataille du Kosovo) ou
Sabor Dveri ont une dimension nationale ; d'autres, une implantation plus locale :
Nacionalni Stroj (Voïvodine), Nasi (Serbie centrale), Nomokanon (Belgrade)… Mais dans la rue, ils agissent de concert, ne se contentant pas de hurler
"mort aux pédés !". En 2008, ils ont fait parler la poudre à deux reprises, transformant Belgrade en zone de guerre : lors de la proclamation de l'indépendance du Kosovo (que la Serbie ne reconnaît pas), puis lors de l'arrestation de
Radovan Karadzic, chef politique des Serbes de Bosnie recherché pour crimes de guerre par le Tribunal de La Haye. Ce qui inquiète le plus les milieux pro-européens de Belgrade, ce sont les liens que cette
"nébuleuse de l'ombre" peut avoir avec des hommes politiques jugés
"fréquentables", tels ceux du Parti démocratique de Serbie (DSS) de l'ancien premier ministre
Vojislav Kostunica. Et surtout avec l'Eglise orthodoxe serbe.
"En Serbie, on ne critique pas l'Eglise. Or c'est souvent elle qui apporte une caution morale à ces extrémistes, quand ce n'est pas une aide matérielle", accuse Svetlana Lukic. Ce qui peut expliquer, dit-elle au passage, la relative impunité dont bénéficient ces extrémistes lorsqu'ils sont traduits en justice…