Rappel du premier message :
L’image d’un juif de Galilée, originaire d’une campagne reculée dans une province de l’Empire qui, vers l’an 30 de notre ère, meurt à Jérusalem crucifié par les Romains. Un pauvre hère dont seul le nom est parvenu jusqu’à nous, sans que l’on sache même qui était son père.
Ainsi, dans les évangiles, Jésus n’est jamais désigné comme le fils de Joseph. « N’est-il pas [ …] le fils de Marie ? » s’étonne au contraire l’évangéliste Marc (Marc 6,3). Que Jésus ait été connu, à son époque, comme le « fils de sa mère » n’était pas vraiment flatteur. Sa naissance était-elle si douteuse, était-il né d’un père inconnu, était-ce un bâtard, un fils de la prostitution ? Accusations fondées ou calomnies ? Elles seront portées contre Jésus de son vivant et bien après.Prophète itinérant, guérisseur, exorciste ; les mauvaises langues persifleront : « magicien ». Personnage indéniablement charismatique, au point de laisser une trace vive dans la mémoire de certains de ses contemporains, le cercle de ses disciples. Illuminé sans doute, au point d’ètre considéré par les autorités romaines comme un trublion exalté. Mais fauteur de troubles tout relatif, puisque, à se fler aux évangiles, aucun de ses hommes ne fut arrêté. C’est dire la modestie et la faiblesse de ses troupes.
Comme bien d’autres juifs de son temps, Jésus n’était rien ni personne pour les Romains. Il n’avait pour lui que son espérance de la venue du Royaume de Dieu, c’est-à-dire la restauration du royaume d’Israël, lavé de la souillure majeure qu’était la présence des impies sur la terre sacrée. Sa mort sur la croix n’était d’ailleurs infamante que du point de vue romain ; du point de vue juif, elle est celle d’un rebelle exécuté par les occupants honnis. (…) Rien du vivant de ce Galiléen ne laissait présager qu’il rencontrerait, au fil des siècles, un succès posthume aussi éclatant.
Assez rapidement après son supplice, Jésus a été reconnu comme le Christ, le Sauveur, le Seigneur. Pour sa plus grande gloire, il est devenu l’objet d’un récit. La matière d’une histoire sidérante : celle d’un être humain qui vit, meurt et ressuscite : celle d’un homme ordinaire, humilié, torturé, assassiné, qui s’avérera être le fils de Dieu, puis l’incarnation de Dieu, Dieu Iui-même … (…)
Les auteurs qui, pour leurs communautés, ont écrit l’élévation de Jésus en Christ (Messie), la« christologie », c’est-à-dire l’interprétation théologique de son rôle dans le plan divin, vont lui dresser un mémorial. (…) Ces écrivains, ces théologiens qui écrivent (en grec) dès la seconde moitié du 1er siècle, soit une à deux générations seulement après la mort de Jésus, sont des témoins aussi essentiels que l’apôtre Paul et ses épîtres (dans les années 50-60), les quatre évangélistes Marc, Matthieu, Luc et Jean (dans les années 60-80), le narrateur des Actes des Apôtres (dans les années 80-90), sans compter les auteurs, tout aussi anciens pour certains, des écrits ultérieurement considérés comme « apocryphes » et dont la transmission en dehors des canaux autorisés a été, de ce fait, plus marginale.
Ainsi Jésus est-il devenu Christ, Jésus-Christ.
Mais, surtout, il est devenu le fondateur d’une religion à laquelle lui-même n’a jamais appartenu, ni même songé. Une religion concurrente de la religion de ses ancêtres, cette religion juive dont il n’a cessé d’être un observant jaloux et zélé : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Mat 15,24), affirme-t-il dans l’évangile de Matthieu, ordonnant pareillement à ses disciples de n’aller que « vers les brebis perdues de la maison d’Israël » (Mat 10,6).
Le christianisme va ignorer la dimension ethnique de cette parole. Pour construire son identité, il va au contraire se dresser contre le judaïsme auquel Jésus appartenait. D’abord juifs et uniquement juifs, les chrétiens seront débordés par les croyants venus du paganisme qui, bientôt, vont devenir majoritaires. Ces « pagano-chrétiens » se veulent les meilleurs puis les seuls héritiers de la tradition d’Israël. Se séparant peu à peu du judaïsme, ils iront jusqu’à se proclamer « véritable Israël », revendiquant d’être l’Israël du cœur et de l’esprit. À l’arrachement ont donc succédé rapidement, et sous diverses formes, l’hostilité, souvent le rejet, parfois la haine ; et le mot est faible.
Mais, en même temps que se produisait cette séparation d’avec le judaïsme originel, une autre rupture tout aussi surprenante avait lieu qui mettra trois siècles à être consommée : Rome, ce « Vatican du paganisme », devenait chrétienne. (…) Le loup se muait en agneau, l’ennemi juré se faisait protecteur. Retournement certes lent pour ceux qui l’ont vécu, mais d’une rapidité presque foudroyante compte tenu des changements idéologiques, politiques, mentaux qu’il impliquait.
« Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Église qui est venue », a-t-on répété, en reprenant le célèbre aphorisme d’Alfred Loisy. [3] Jésus annonçait la Fin des temps et la restauration du royaume d’Israël pour les hommes de sa génération, comme l’ont souligné de nombreux auteurs et d’abord, premiers d’entre eux, les trois évangélistes dits synoptiques (Marc, Matthieu, Luc). Mais, la Fin des temps n’arrivant pas, une institution s’est peu à peu installée à la place du Royaume espéré. Une Église, avec ses hiérarchies, ses structures, ses doctrines.
Entre 312 et 380, cela aboutira à la création, loin, très loin de la religion d’Israël, d’une religion d’État. L’Empire romain sera le Royaume où il n’y aura plus d’autre choix que d’être chrétien. Ceux qui s’écarteront de ce que l’Église enseigne seront inexorablement persécutés.
Hors de l’Empire, point d’Église.
Hors de l’Église, point de salut.
(…)
L’historien d’art Leo Steinberg a admirablement analysé l’ensemble des problèmes posés par la représentation de Jésus dans l’art occidental et, particulièrement, dans la représentation de la Passion. [4]
Le point central est que, historiquement parlant, chacun savait que les crucifiés étaient exécutés nus. On ne pouvait donc décemment représenter le Seigneur tel qu’il était sur la croix. D’abord pour une question de pudeur, mais plus hypocritement parce que l’évangile selon Luc rappelait, ce qui était l’évidence pour un nouveau-né, que Jésus avait été circoncis au huitième jour (Luc 2,21) Or le montrer aurait clairement désigné Jésus comme juif. L’invention du perizonium, pagne ceignant les reins du Christ, se produira tout autant pour couvrir les parties génitales de Jésus que pour cacher son appartenance à la race de David. (…) De même que les chrétiens ont accaparé les Écritures juives pour en faire l’« Ancien Testament », ils ont, image par image, expulsé Jésus et les siens du judaïsme. (…)
Fresque après fresque, toile après toile, le Jésus de l’iconographie chrétienne est devenu un Occidental blanc, de plus en plus blond, de moins en moins sémite ; ses apôtres ont subi le même traitement (Judas excepté, qui est toujours resté très juif !), pendant que Marie se transformait en madone au teint de porcelaine.
La peinture chrétienne a inventé un Jésus sans Jésus. Un Jésus dépouillé de son origine, de sa culture, de son histoire et, d’une certaine façon, de ses attributs humains. Le Jésus que nous voyons dans les églises et dans tous les musées du monde est un homme au corps d’enfant ou d’adolescent impubère, sans système pileux, langé dans le tulle sous lequel on doit deviner son sexe pour écarter le risque de voir renaître l’hérésie docète. [5]
Extraits de Gérard Mordillat, Jérôme Prieur, Jésus sans Jésus, La christianisation de l’Empire romain, Éd. du Seuil/Arte Éditions, Paris, 2008, p. 11 et 243, 20 €.