La fillette de Denisova, mère d'une autre humanité
| 24.12.10 | 15h11 • Mis à jour le 24.12.10 | 15h11
Pour les paléoanthropologues, l'homme de l'année est une fillette. Elle vécut en Sibérie il y a plus de 50 000 ans et appartenait à une autre humanité, dont on ne retrouve de ténues traces génétiques que chez les populations actuelles de Papouasie-Nouvelle-Guinée. De cette enfant, il ne restait pourtant rien, ou presque. Seulement un fragment d'auriculaire trouvé par des chercheurs russes dans la grotte de Denisova, dans l'Altaï, en 2008. En mars, une équipe internationale conduite par Svante Pääbo (Institut Max Planck d'anthropologie évolutive de Leipzig) avait révélé son existence et livré une première analyse de l'ADN tiré de ce bout d'os (Le Monde du 27 mars).
"X woman", pensait-on alors, devait avoir environ 40 000 ans. Elle appartenait bien au genre Homo, mais à une lignée distincte de sapiens (c'est-à-dire nous-mêmes) et de neanderthalensis. Sa découverte était exceptionnelle à plusieurs titres : pour la première fois, un être réputé nouveau était présenté à la communauté paléontologique non pas sur la foi des seules données anatomiques, mais grâce à l'analyse génétique. En outre, cette analyse révélait qu'à une époque pas si reculée, la Terre était peuplée d'au moins trois humanités susceptibles de s'être croisées. Voire quatre, si l'on tient compte, plus près de nous, de l'homme de Florès (Homo floresiensis), découvert en Indonésie en 2003 et qui vivait encore il y a 13 000 ans.
L'irruption de l'enfant de Denisova laissait cependant ouverte une foule de questions. Une nouvelle analyse génétique, dont les résultats ont été publiés jeudi 23 décembre dans la revue Nature, permet d'y répondre pour partie.
Svante Pääbo et ses collègues se sont cette fois attaqués à l'ADN nucléaire. Les mutations de l'ADN mitochondrial, qui avait fait l'objet de la publication précédente, fournissent une horloge moléculaire pour dater l'ancêtre commun d'individus que l'on souhaite comparer. Mais cet -ADNmt a l'inconvénient d'être d'origine strictement maternelle, et sujet à des "dérives" difficiles à interpréter.
L'ADN du noyau cellulaire, issu de la fusion du patrimoine génétique des deux parents, raconte une histoire beaucoup plus riche : "Un seul individu offre alors un échantillon statistique de la population qui l'a précédé", résume Jean-Jacques Hublin (Institut Max Planck de Leipzig), cosignataire de l'article.
L'analyse est d'autant plus pertinente qu'on aura élargi la base de comparaison : en l'occurrence, les chercheurs disposaient de données sur des sapiens d'origine géographique variée, sur le chimpanzé et sur divers néandertaliens. C'est d'ailleurs l'équipe de Leipzig qui, en mai, a montré que l'homme de Neandertal a légué une partie de son ADN (environ 2,5 %) aux humains actuels, à l'exception des populations subsahariennes.
Le résultat de ces nouvelles comparaisons ? La fillette de Denisova voit sa singularité confirmée : elle est située sur un rameau frère de celui des néandertaliens. Les chercheurs, s'ils hésitent à parler d'une espèce nouvelle, parlent des dénisoviens, pour désigner ce groupe humain.
L'histoire qui se dessine est celle-ci : il y a environ 800 000 ans, une divergence apparaît chez le groupe humain qui va donner naissance aux néandertaliens et à l'homme moderne. 160 000 ans plus tard, la branche ancestrale des futurs néandertaliens se divise à nouveau pour donner un rameau qui conduit aux dénisoviens.
L'analyse génétique offre une surprise supplémentaire : parmi tous les hommes actuels, on trouve des fragments d'ADN dénisoviens chez les seuls Papous de Nouvelle-Guinée et de l'île de Bougainville - jusqu'à 5 % du génome ! Pour que ce brassage intervienne, il a fallu que des dénisoviens se trouvent sur le passage d'hommes modernes, sortis d'Afrique il y a environ 55 000 ans et qui ont colonisé l'Asie du Sud-Est, en chemin vers la Mélanésie, où ils apparaissent il y a 45 000 ans.
La répartition géographique des dénisoviens s'étendait donc bien au-delà de l'Altaï. Pour Jean-Jacques Hublin, "l'un des enjeux sera désormais de faire le lien entre cette lignée identifiée de manière génétique et les fossiles déjà trouvés dans cette région". Eva-Maria Geigl (Institut Jacques Monod, CNRS, université Paris-VII) se réjouit de la mise en évidence de ces mélanges génétiques entre des populations sorties d'Afrique il y a plus de 500 000 ans pour coloniser l'Eurasie et d'autres ayant quitté le berceau africain bien plus récemment (il y a 100 000 à 50 000 ans) : "Cela permet d'amorcer une synthèse entre l'hypothèse d'une origine multirégionale de l'homme moderne et celle de son origine africaine", estime-t-elle. Deux visions qui engendrent des guerres de tranchées entre spécialistes.
Une molaire a, en outre, été exhumée à Denisova. Son ADNmt permet d'affirmer qu'elle appartenait elle aussi à un dénisovien, qui a occupé les lieux à quelque 7 500 ans de distance de la fillette. Cette molaire a la particularité d'être très grosse, très archaïque d'aspect. Pas plus que l'auriculaire, elle n'a pu être datée directement et remonterait soit à 30 000 ans, soit au-delà de 50 000.
Cette dent évoque "un casse-tête javanais qu'on a déjà connu avec les méganthropes, dont la taille de la mâchoire et des dents était surprenante, avance Pascal Picq (Collège de France). Avec ces résultats génétiques, on parvient à éclairer les relations entre sapiens et neandertal en Europe, et on commence tout juste à découvrir la complexité du puzzle en Asie."
L'année 2010 aura donc été très riche pour la paléogénomique. C'est celle de la découverte de la part néandertalienne chez les non-Africains actuels, et de l'héritage dénisovien chez les Papous. Les généticiens savent que ces avancées peuvent ressusciter des thèses racialistes. Aussi prennent-ils soin de préciser que cet ADN en héritage est non codant, c'est-à-dire qu'il n'a pas de fonction connue. Mais "quand bien même il commanderait des gènes, la différence génétique ne saurait justifier le racisme", insiste Pascal Picq.
Hervé Morin