Si on montait un peu le niveau?
Le conflit israélo-palestinien renvoie la France à ses propres fractures
Nadia Sweeny | le 11.08.2014
Dire qu'on importe le conflit israélo-palestinien reviendrait à prétendre qu'il a lieu en France, dans la même mesure et dans les mêmes termes que sur place. Or, ce n'est pas le cas. Cependant, les répercussions violentes et inadmissibles, en France, du débat sur le conflit israélo-palestinien révèlent surtout des fractures sociétales bien françaises.
Un fait colonial difficile à aborder en France
Le conflit israélo-palestinien fait écho dans la population française par son aspect colonial, « blanc, de type européen ». Après la Seconde Guerre mondiale, en parallèle à la concrétisation du dessein israélien, le pouvoir impérialiste français se voyait confronté aux luttes d'indépendances de ses colonies. Aujourd'hui, Israël et les Etats-Unis sont devenus les porte-drapeaux de cet Occident impérial et oppresseur.
En France, ce passé colonial reste difficile à aborder et hautement politique. On se rappelle la levée de boucliers qu'avait suscité la loi sur les rapatriés du 23 février 2005, évoquant « les aspects positifs de la colonisation », sans préciser que l'entreprise coloniale avait une base raciste, dont le discours du Premier ministre Jules Ferry en 1885 est une parfaite illustration : « Il faut dire ouvertement qu'en effet, les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... » François Hollande, inaugurant son mandat en 2012 par un hommage à ce même Jules Ferry, se démarque mollement de ce positionnement, parlant « d'égarement politique ».
Dans la loi républicaine, le racisme est un délit. Nicolas Sarkozy, pour sa part, avait en 2007, parlé de ce passé colonial comme d'un « rêve qui ne fut pas tant un rêve de conquête qu'un rêve de civilisation ». Claude Guéant, ministre de l'intérieur, affirmait d'ailleurs de son côté que « toutes les civilisations ne se valent pas ».
La crise identitaire française
Cette relation plus qu'ambiguë avec les notions de colonialisme et de civilisation remet intrinsèquement en question la légitimité de l'existence, en tant que citoyens français, d'une partie de la population. Alimentée par une stigmatisation agressive, des générations de Français toujours considérés comme « issus de... », développent un conflit d'appartenance : étrangers partout, chez eux nulle part. Une crise identitaire légitime que l'on retrouve chez les Français juifs d'après-guerre, au lendemain de la Shoah et du régime de Vichy, et sur laquelle le sionisme s'est appuyé pour inciter à la migration vers l'Etat d'Israël. Car, si on ne peut appartenir à la France en tant que nation, la construction identitaire se décale progressivement sur le fait local (le quartier, la ville) et/ou sur le fait transnational (l'ethnie, la religion). Oui, le constat est douloureux, mais il faut le faire : l'identité française républicaine est à l'agonie.
Presque comme une conséquence naturelle, s'est développé ces dernières années, auprès de notre jeunesse, un engouement pour une forme d'islam que je qualifierais d'« anti-sociétal ». Car, non seulement, il remplit ce vide identitaire en créant un sentiment d'appartenance à un fait commun transnational, mais il comble aussi un manque d'idéal révolutionnaire dû à l'effondrement des utopies d'extrême gauche, anticolonialistes et anti-impérialistes, qui fait suite à la chute du bloc de l'est. L'islam, fort de son imprégnation sociale, porte aujourd'hui, paradoxalement, les espérances utopiques et les luttes sociales et internationalistes que l'extrême gauche prônait, il y a 50 ans.
Clientélisme communautaire
Cet état de fait se confronte, parfois violemment, au laïcisme français vécu par certains comme une forme élaborée d'impérialisme. D'autant que les gouvernements successifs, tout en reprochant au fait religieux son omniprésence sur la place publique, l'encouragent dans un but clientéliste. Le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) n'est pas la seule instance à enfermer des Français dans une représentativité communautaire. Il a, en revanche, « l'avantage » d'avoir quelques décennies d'avance sur sa « confrère », représentatif des musulmans de France, créée en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur. Pour représenter un « islam de France » majoritairement sunnite qui ne reconnait l'existence d'aucun clergé à proprement parler, il fallait le faire ! D'ailleurs, on se demande toujours qui le Conseil français du culte musulman (CFCM) représente vraiment, si ce n'est en fait, une influence étrangère que l'Algérie et le Maroc ne cessent de se disputer, cantonnant de nouveau une partie des citoyens français à n'être que des « issus de... ».
Le pouvoir politique laïque continue de s'adresser à ses citoyens par le biais de leur appartenance ethnico-religieuse plutôt que de leur citoyenneté, ainsi dévalorisée. S'y ajoute un « deux poids deux mesures » stigmatisant. D'un côté, la privation du droit républicain fondamentale de manifester pour Gaza. De l'autre, la possibilité de faire des dons déductibles des impôts à des oeuvres caritatives en faveur d'une armée étrangère - Tsahal, l'armée israélienne - et/ou des colonies, illégales au regard du droit internationale. Cela favorise l'émergence de minorités racistes et agressives qui s'affrontent violemment et qui entraînent l'ensemble des Français dans des oppositions ethnico-religieuses qui n'ont pas lieu d'être.
Le positionnement inédit et déséquilibré de François Hollande sur la question israélo-palestinienne, s'alignant sur un gouvernement israélien où est présente l'extrême droite est un facteur de division populaire en France, par effet d'écho. À l'heure où les radicalismes se développent de toutes parts, la France a tout à y perdre en tant que nation, mais aussi en tant que puissance.
L'écrivain et diplomate Jean-Christophe Rufin, dans son rapport sur le racisme et l'antisémitisme en 2004, concluait déjà : « Soit nous parvenons à maintenir et à étendre la notion de citoyenneté qui fonde la République et dans ce cas la démocratie vivra. Soit s'organise durablement un dépeçage racial de la nation, qui devient le champ d'affrontements de communautés hostiles vers lesquelles sont renvoyés les individus, sans possibilité de se définir librement comme personne. Dans ce cas, quelles que soient les institutions et leur aspect démocratique, la civilisation dans laquelle nous vivrons ne sera plus la même ». Les répercussions du conflit israélo-palestinien en France viennent nous rappeler que nos leaders politiques ont, semble-t-il, fait un choix.
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