La triste histoire de Kondratiev ("La Libre Belgique", avec la collaboration du magazine “l’Histoire” mis en ligne le 15/07/2010) En 1926, l’économiste russe Nikolaï Kondratiev met en lumière la théorie des cycles capitalistes. Alors qu’hier le pouvoir soviétique l’accusait de sabotage, au cours de l’un des premiers procès de Moscou, aujourd’hui, le monde occidental s’y réfère. Décembre 1930. L’économiste russe Nikolaï Kondratiev, fondateur de l’Institut de conjoncture, est impliqué, au milieu d’une fournée de prétendus saboteurs, dans l’un des premiers procès de Moscou. Son crime ? Avoir observé que le capitalisme reprend son expansion avec chaque crise, en contradiction avec la théorie marxiste d’un système forcément confronté à des convulsions de plus en plus graves, jusqu’à la crise finale
Dénoncée par Trotsky, l’analyse de Kondratiev est qualifiée par l’Encyclopédie officielle soviétique de 1929 de théorie
"erronée et réactionnaire". Jugé pour
"kondratiévisme", son auteur est condamné au travail forcé. Il est éliminé peu après, vraisemblablement en 1938 pendant les grandes purges (Note de Biloulou : fusillé sous l'accusation d'avoir voulu fonder le "Parti industriel"). Sa théorie, en revanche, lui survivra jusqu’à nos jours, apportant aux crises récurrentes du capitalisme un éclairage particulier.
Mais de quoi s’agit-il ? Réponse en quelques points.Le Bouc émissaire du socialisme Nikolaï Kondratiev, né en 1892 dans une famille paysanne, a étudié l’économie à Saint-Pétersbourg où il adhère également au parti social-révolutionnaire, plus favorable à la réforme agraire qu’à la classe ouvrière. Après la révolution de février 1917, Kondratiev devient l’adjoint du ministre chargé des problèmes de ravitaillement dans le gouvernement Kerenski. Puis, il se rallie aux bolcheviks lorsqu’ils prennent le pouvoir en octobre.
Membre de l’Académie agricole Pierre-le-Grand en 1919, Kondratiev dirige à partir de 1920 l’Institut de conjoncture avant de publier, en 1926, un ouvrage intitulé
"Les Vagues longues de la conjoncture", qui va bientôt lui attirer les foudres de Staline, devenu dirigeant suprême de l’URSS. En effet, Kondratiev se fonde sur l’évolution des prix et de la production depuis 1790 en Angleterre, en France, en Allemagne et aux Etats-Unis pour mettre en lumière la succession de cycles capitalistes d’une durée moyenne de cinquante ans, alternant embellies et dépressions.
Les phases d’embellie ou d’expansion (phases A) coïncident avec
"l’application industrielle massive des inventions de la période précédente"; celles de dépression (phases B) avec l’épuisement des industries jusque-là motrices, avant qu’un nouveau cycle commence
"dans des conditions historiques concrètes nouvelles". A l’heure où les mots d’ordre
"collectivisation sans limites", "élimination des koulaks [paysans prétendus riches]
en tant que classe" et "industrialisation à toute vapeur", lancés par Staline en octobre 1929, provoquent une forte résistance dans les campagnes et une désorganisation de la production, la théorie de Kondratiev tombe plus que mal. Elle intervient alors que se multiplient les interrogations et critiques de tous ceux qui souhaitaient poursuivre la consolidation économique engagée depuis l’adoption de la Nouvelle politique économique (NEP) par Lénine en 1921.
Pour faire taire ces critiques et imposer ses choix, Staline est décidé à trouver des coupables, à désigner des boucs émissaires et à écraser toute velléité de résistance. Kondratiev va le payer cher, victime expiatoire d’un complot imaginaire de la terreur stalinienne qui s’amorce.
Les initiateurs de la doctrine libérale excluaient la perspective des crises et des dépressions. Pour le philosophe et économiste écossais Adam Smith, dont le traité "Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations" date de 1776, la disparition des contraintes étatiques au profit de la seule loi du marché, c’est-à-dire le respect des trois libertés fondamentales - liberté d’entreprise, liberté des échanges et liberté d’emploi -, devait conduire automatiquement à l’utilisation de toutes les forces productives disponibles et sécréter une croissance forte, continue, assurant en permanence le plein emploi.
Quelques années plus tard, le grand théoricien français du libéralisme Jean-Baptiste Say affirmait que toute offre crée sa propre demande (c’est la
"loi des débouchés"), ce qui permettait d’exclure tout risque de surproduction générale.
En dépit de ce bel optimisme initial, il a bien fallu reconnaître que des dépressions et des crises affectaient le système capitaliste. En 1862, le Français Clément Juglar, qui avait été témoin de la crise de 1848, publiait un ouvrage au titre explicite :
"Des crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre et aux Etats-Unis". Il y décrivait des cycles courts d’une durée de sept à onze ans, marqués par la succession de quatre phases : une période d’expansion, une crise économique, une dépression et une reprise.
Le moment clé de ce cycle court, appelé aussi
"cycle des affaires", est la crise économique, le
"point de retournement" de la conjoncture où
"tout ce qui montait descend (l’investissement, la production, la consommation, les prix)
et tout ce qui descendait monte (le chômage, la misère, les faillites d’entreprises)".
Si le processus de crise est presque toujours le même, la gravité, la durée et l’extension peuvent varier fortement. La crise capitaliste se différencie nettement de la crise traditionnelle, dite
"d’Ancien Régime". Crise de subsistances provoquée par des accidents climatiques, celle-ci entraînait famines, épidémies, surmortalité et pouvait déboucher sur des émeutes (la prise de la Bastille coïncida avec la flambée du prix des céréales), mais elle restait généralement confinée à une région ou à un pays et n’obéissait à aucune périodicité.
Récurrente, la crise capitaliste naît le plus souvent d’un accident financier, éclatement d’une bulle boursière, faillite de banques imprudentes, surendettement d’entreprises. Elle se traduit par une baisse des prix et des valeurs, un laminage des profits, une paralysie du crédit, une chute brutale de la confiance, un arrêt de l’investissement et un tassement de la consommation; le marasme économique entraîne l’effondrement des entreprises les moins solides, une poussée du chômage et, souvent, un ébranlement des pouvoirs en place rendus responsables des difficultés.
Nikolaï Kondratiev, pour sa part, a formulé une description des cycles économiques, au rythme de vagues longues de cinquante à soixante ans, qui reste un outil de référence. Elles se décomposent en deux phases de durée à peu près équivalente : une phase A de montée lente des prix et une phase B de baisse lente.
La phase A est une longue période d’expansion, marquée par l’essor des investissements et de la production, par une forte création d’entreprises et d’emplois, mais aussi par l’augmentation des profits des employeurs et des salaires des travailleurs. Nourrie par le dynamisme de l’investissement et la demande des consommateurs, la croissance économique s’accompagne donc d’un climat de confiance dans l’avenir.
La phase B, au contraire, est marquée par une longue dépression, sur fond de baisse des prix, des profits, des salaires et des emplois. Les entreprises les plus fragiles disparaissent, l’investissement recule et la consommation subit un tassement plus ou moins fort. La croissance reste positive, mais elle est beaucoup plus faible qu’en phase A et la confiance cède la place à la morosité ou à l’inquiétude.
Complétés et enrichis par de nombreux économistes, les travaux pionniers de Juglar et de Kondratiev permettent de repérer et de comprendre les variations de conjoncture dans le système capitaliste, depuis le début du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Leurs observations ont été à la fois confirmées, discutées et précisées. En hommage posthume, dans tous les manuels d’économie, le "cycle long" est aujourd’hui appelé
"cycle de Kondratiev", comme le
"cycle court" porte le nom de
"cycle de Juglar".L’économiste viennois Joseph Schumpeter, qui a fui le nazisme en s’installant à Harvard dès le début des années 1930, reprend les travaux de son contemporain Kondratiev et propose une explication rationnelle de ces oscillations de la conjoncture. Dans ses deux œuvres majeures,
"Les Cycles des affaires", publié en 1939, suivi de
"Capitalisme, socialisme et démocratie", en 1942, il montre que l’alternance entre phase de croissance et phase de dépression est étroitement liée aux rythmes du progrès technique qui n’est pas continu et linéaire, mais procède par à-coups.
La phase d’expansion repose sur l’exploitation et la diffusion d’une
"grappe d’innovations" qui stimule l’investissement et l’offre; elle s’arrête lorsque les secteurs moteurs reposant sur ces innovations se heurtent à une saturation du marché entraînant la formation de stocks d’invendus. La baisse des prix et des profits au cours de la phase B pousse les entreprises à abandonner ces secteurs saturés et à rechercher de nouveaux procédés plus performants ou de nouveaux produits. Ainsi se réalise ce que Schumpeter appelle
"la destruction créatrice qui révolutionne sans cesse de l’intérieur la structure économique", et qui se traduit par un renouvellement des gammes de production et une reprise de la croissance.
Quant aux crises économiques, comme l’observait Juglar, elle reviennent en moyenne une fois par décennie. Les plus violentes coïncident généralement avec un retournement du cycle long comme celles de 1848, de 1873 et de 1929. Celle de 1848 combine des disettes, voire des famines, comme en Irlande, une chute brutale de l’activité industrielle et une forte poussée de chômage. De plus, elle débouche sur des soulèvements révolutionnaires à travers l’Europe.
La crise de 1873, qui, en Europe, fait suite à une forte spéculation immobilière et marque un retour quasi général au protectionnisme, suscite des faillites de banques trop engagées dans des prêts hypothécaires, une chute des cours de Bourse et touche aussi fortement les Etats-Unis.
La crise de 1929, reste, à ce jour, paroxystique par sa durée (près de trois ans), par son ampleur (recul industriel de 40%, effondrement du commerce mondial, marée noire du chômage), par son extension à travers le monde (seule l’URSS, isolée, n’est pas touchée) et par ses conséquences politiques (ébranlement des démocraties, surgissement de dictatures et même de totalitarismes).
Qu’en pensent les libéraux ? S’ils ont dû reconnaître l’existence de crises et de dépressions, les libéraux ont conclu qu’elles étaient inhérentes au système capitaliste et qu’elles lui sont nécessaires. Ils ont su trouver rapidement les arguments permettant de présenter les crises et les périodes de dépression comme des
"dérangements temporaires" se résolvant d’eux-mêmes grâce aux mécanismes autorégulateurs du marché.
Le premier des mécanismes correcteurs qu’ils ont mis en évidence tient à la flexibilité des taux d’intérêt. Les taux augmentent pendant la phase de croissance parce que le dynamisme des affaires induit une forte demande de monnaie, alors que l’offre monétaire stagne. La hausse des prix, et donc des coûts, décourage en effet la recherche et la production de métaux précieux, en particulier de l’or dont le prix monétaire reste fixe (de 1815 à 1914, la livre sterling, monnaie dominante, vaut 7,32 grammes d’or).
A l’inverse, en période de dépression, la chute de l’investissement, le ralentissement des affaires et la baisse des prix induisent automatiquement une réduction de la demande de monnaie et donc une baisse des taux d’intérêt. De plus, la conjoncture favorise une relance des activités de prospection de l’or (la ruée vers l’or californien date de la fin des années 1840 et la découverte et l’exploitation des mines d’or d’Afrique du Sud de la fin des années 1880).
Les libéraux affirment que la détente du loyer de l’argent doit conduire automatiquement au retour de la confiance chez les investisseurs et à une reprise nourrie par les nouveaux apports de métaux précieux. Un raisonnement similaire s’applique au deuxième mécanisme autorégulateur : la flexibilité des salaires. Croissants en période de prospérité et de plein emploi, les salaires s’orientent à la baisse en phase dépressive, par suite de la concurrence d’une
"armée de réserve" formée de chômeurs prêts à accepter des baisses de rémunérations pour retrouver un travail. Cette baisse est douloureuse mais salutaire : elle doit inciter un jour ou l’autre les investisseurs à embaucher de nouveau.
Le troisième mécanisme correcteur est la flexibilité du coût moyen de production. Les crises et dépressions éliminent en effet les entreprises les moins performantes, les canards boîteux. Elles assainissent le tissu économique et accélèrent le mouvement de concentration au profit des entreprises les plus rentables et les plus dynamiques. Ce renforcement structurel favorise là aussi à terme une reprise de la croissance.
Dernier mécanisme correcteur : les progrès de la productivité et de l’innovation. En phase A, les entreprises cherchent d’abord à accroître leur capacité de production. En phase B, la baisse des prix et des profits les contraint à tout faire pour rester compétitives.
La productivité devient l’impératif premier, ce qui peut les conduire à réduire leur personnel, mais aussi à obtenir un meilleur rendement au travers de nouvelles techniques plus performantes, d’une organisation interne plus efficace et d’un renouvellement de leur gamme.
Lorsque ces quatre mécanismes ont produit tous leurs effets, les entrepreneurs reprennent confiance, l’investissement redémarre et la croissance repart. Farouches défenseurs des vertus du marché, les libéraux rejettent toute intervention contracyclique de l’Etat, qui ne pourrait que bloquer ou retarder les assainissements nécessaires. Une aide aux entreprises menacées de faillites ne peut que freiner l’assainissement structurel. Une politique de relance par accroissement des dépenses budgétaires ne peut que conduire au déficit, imposer le recours aux emprunts publics et ralentir la baisse des taux d’intérêt. L’Etat doit donc se cantonner dans une stricte neutralité économique.
Les seules attitudes encouragées par les libéraux concernent tout ce qui peut favoriser le retour de la confiance. L’Etat doit pour cela donner l’exemple de la bonne gestion en compensant la chute inévitable des recettes fiscales par une compression de ses dépenses pour maintenir l’équilibre budgétaire. Il doit affirmer sa volonté de maintenir la parité monétaire pour ne pas susciter un sentiment d’insécurité générateur de fuite des capitaux. Il doit refuser la tentation du protectionnisme et encourager les entreprises à renforcer leur compétitivité pour faire face à la
"contrainte externe". Les libéraux condamnent aussi toute tentation de venir en aide aux victimes des crises et dépressions.
Jusqu’à la Grande Dépression, la doctrine libérale reste dominante, la liberté d’entreprise inviolée et l’idée d’une intervention régulatrice de l’Etat un tabou. Amorcée par Franklin Roosevelt lors du New Deal, la volonté étatique de lutter contre les variations conjoncturelles et de
"lisser la courbe" de la croissance ne s’impose qu’après la Seconde Guerre mondiale, par suite de la crainte générale de retomber dans le drame des années 1930.