Ces raisons inavouables pour lesquelles bien des dirigeants européens fantasment en secret sur une élection de Donald Trump(Atlantico - Publié le 26 Septembre 2016)Si de nombreux dirigeants européens expriment depuis des mois leur scepticisme, voire leur hostilité, vis-à-vis d'une éventuelle accession de Donald Trump à la Maison Blanche, plusieurs raisons peuvent laisser croire, à l'inverse, qu'une victoire du candidat républicain pourrait "servir" l'Union européenne.
En douceAtlantico : Dans un article récemment publié sur Politico (lire ici), vous avancez l'idée selon laquelle l'Europe pourrait "bénéficier" en quelque sorte d'une victoire de Donald Trump sur Hillary Clinton, et ce pour plusieurs raisons. Concernant le libre-échange et les accords commerciaux par exemple, comment l'Europe pourrait-elle tirer avantage d'une situation où Donald Trump serait président des Etats-Unis ?Matthew Karnitschnig : De nombreuses personnes en Europe, tout spécialement en Allemagne mais également en France, sont opposées au traité Ttip/Tafta et à d'autres accords de libre-échange.
Il n'y a aucun meilleur moyen qu'une victoire de Donald Trump dans la course à la Maison Blanche pour s'assurer qu'un accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l'Europe ne soit pas signé dans les années qui viennent. En réalité, sa vision est curieusement alignée avec celle visible tant sur la gauche que sur la droite du spectre politique en Europe.
Michael Lambert : Trump s’impose dans une ligne politique historiquement antagoniste par rapport à celle des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, incarnant une Amérique fermée sur elle-même, plus protectionniste, et dont l’implication en Europe est réduite au minimum tant politiquement qu’économiquement comme au XIXème siècle. Dans un premier temps, Trump ne se soucie pas de l’UE, comme nous avons pu le constater après le Brexit, ses propos témoignant d’une incompréhension totale de ce qu’est l’Union européenne et des conséquences négatives du Brexit pour les citoyens britanniques. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis furent pourtant un acteur essentiel dans le processus de construction européenne, incitant à plus d’Union entre la France et l’Allemagne pour relancer l’économie sur le continent.
Une victoire de Trump amènerait dès lors les Européens à repenser leur approche et à renforcer l’Union européenne, car celle-ci ne pourrait plus compter sur leur aide comme du temps de la Guerre froide. Ce renforcement de la coopération européenne permettrait aux dirigeants de l’UE d’envisager le “grand saut fédéral”, amenant à l’émergence d’une super-puissance dans la mesure où les États-Unis ne seraient plus aptes à stabiliser la périphérie de l’Union européenne (Russie, États du Partenariat oriental, et Moyen-Orient).
Dans un deuxième temps, une victoire de Trump aurait pour conséquence d’engendrer une diminution de la participation de Washington au sein de l’Otan, et ce dans un contexte de résurgence des tensions entre l’UE et la Russie. Ce désengagement des États-Unis aurait pour conséquence logique d’amener à
l’émergence d’une coopération militaire accrue entre les membres de l’Union européenne, pouvant aller d’un simple renforcement des coopérations bilatérales entre la France et l’Allemagne, à la potentielle émergence d’une armée européenne. Cette deuxième option constituerait une rupture historique et propulserait l’UE au rang de deuxième puissance militaire mondiale.
La victoire de Trump inciterait également les Européens
à renouveler leur matériel militaire en achetant des produits “Made in Europe”, une option plus que bénéfique pour des entreprises comme Saab, Eurofighter et Dassault, leur permettant de viser des marchés de taille conséquente come l’Inde, la Brésil et l’Asie du Sud.
La victoire de Trump n’aurait donc rien de catastrophique, à la condition que des pays comme la France et l’Allemagne acceptent d’envisager le renforcement de l’Union européenne et d’en faire une puissance mondiale indépendante des Etats-Unis et de la Russie, un projet retardé par l’ingérence des États-Unis pendant la Guerre froide.
Une présidence Donald Trump pourrait-elle encourager la construction d'une Europe de la défense, réclamée par certains dirigeants ?Michael Lambert : Dans la pratique, une victoire de Trump permettrait d’amorcer un
“déclic” chez certains dirigeants de Union européenne, et de leur faire comprendre qu’il est temps de se pencher sur la création d’une armée européenne, et d’un service de renseignement unique (une CIA à l’Européenne). Cette approche ferait de l’UE une super-puissance militaire, engendrerait des bénéfices conséquents grace à la signature de nouveaux contrats. L’Union européenne renforcée inciterait également la Russie à contenir ses ambitions territoriales dans la périphérie européenne. Au regard des attentas de Paris et Bruxelles, il apparait comme évident qu’il est temps d’accepter la création d’une armée européenne, un phénomène nécessaire pour assurer la paix sur le continent et dans la périphérie de l’UE.
Sur un plan économique, une
“Europe de la défense” serait l’opportunité de renouer avec l’excellence en matière d’invitation militaire d’inciter au lancement de programmes pour la création d’avions de 5ème génération, le renouvellement de l’arsenal militaire ou encore de créer un nouveau programme spatial pour les satellites espions. L’Union européenne deviendrait un pays avec des opportunités pour la vente de matériel militaire ; on pourrait d'ailleurs s’attendre à la création de nombreux emplois sur l’ensemble du continent.
Matthew Karnitschnig : On constate d'ores et déjà que le Brexit a cet effet-là. Si Trump l'emporte, les voix qui appellent une alliance militaire distincte de l'Otan et formée uniquement de membres de l'Union européenne se feront encore plus fortes. Il est toutefois difficile de déterminer à quel point ce projet pourrait être sérieusement mis en place. C'est une idée qui peut paraître bonne sur le papier, mais on ne sait pas clairement qui paierait pour cela. Cela fait des décennies que les pays européens font des coupes dans leurs budgets militaires. Avec le marasme économique global, notamment en Europe du Sud, il est difficile d'imaginer comment cela serait financé. Les Etats-Unis représentent environ 75% des dépenses de l'Otan. Il n'y a aucun moyen pour l'Europe de combler ce vide en l'état.
La surveillance de masse pratiquée par le gouvernement américain, et notamment la Nsa, a été largement critiquée en Europe ces derniers mois. Comment une élection de Donald Trump pourrait-elle influer sur ce débat ?Matthew Karnitschnig : L'impact principal d'une victoire de Trump résiderait dans une plus grande détérioration encore de la confiance mutuelle. L'affaire Snowden et les révélations autour de la Nsa ont déjà convaincu de nombreux Européens que Washington écoutait leurs appels téléphoniques. Si Donald Trump était au pouvoir, je pense que toute la confiance serait perdue et les gouvernements européens seraient grandement sous pression pour prendre leurs distances avec les Etats-Unis, et arrêter de coopérer en matière de renseignement et dans d'autres domaines sensibles.
Michael Lambert : Dans la pratique, l’élection de Trump comme de Clinton n’aura aucun impact sur la surveillance de masse pratiquée par la NSA. Les États-Unis n’on aucun intérêt à minimiser celle-ci. Envisager un changement relève donc de la pure spéculation.
La toute-puissance de Wall Street est, elle aussi, souvent pointée du doigt en Europe. Une élection de Donald Trump pourrait-elle accentuer ces critiques ?Michael Lambert : L’élection de Trump aura bien une influence sur la signature du Ttip, mais la puissance économique américaine restera identique dans la mesure où la finance est un monde qui ignore les frontières. La politique de Trump sera autrement plus libérale, mais celle de Clinton ne l’est pas moins. Les principaux changements seront donc à destination des citoyens américains, avec moins de taxes et moins de normes pour l’entreprenariat, mais Wall Street ne s’attend pas à un changement majeur, les normes américaines étant autrement moins complexes que celles de l’Union européenne et de la Grande-Bretagne. Le leitmotiv
“Business is Business” restera donc d’actualité.
Matthew Karnitschnig : Je pense que Wall Street, qui incarne vraiment ce que les Européens appellent l'avidité américaine, est à la base des griefs éprouvés par beaucoup d'Européens envers les États-Unis. Regardez le tollé qu'a provoqué la décision de l'ancien président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, de rejoindre Goldman Sachs. Il y a un vrai sentiment selon lequel les États-Unis sont un pays où le marché est devenu fou. Bien qu'il ne soit pas en soi une figure de Wall Street, Donald Trump incarne bel et bien ce genre de capitalisme débridé auquel les Européens s'opposent. Les banques américaines sont assez influentes en Europe, donc je ne serais pas du tout surpris de voir des pays essayer de les contrôler si Trump gagnait, dans le cadre d'une répression plus large contre les Etats-Unis.
Alors que de nombreux Européens ont du mal à imaginer comment un démagogue comme Donald Trump, surfant sur des thèmes populistes, pourrait être élu président des Etats-Unis, son éventuelle victoire pourrait-elle être interprétée en Europe comme un signe de "faiblesse morale" du peuple américain, lui aussi vulnérable à la montée des populismes comme a pu l'être l'Europe par le passé ?Matthew Karnitschnig : Je pense que c'est un mythe de croire que les Américains n'ont pas de faiblesse morale. Les Européens ont souvent le sentiment que les Américains essaient de leur donner des leçons de grande morale. Mais l'histoire des Etats-Unis regorge de moments sombres (esclavage, extermination des tribus indiennes, etc.). En revanche, les Etats-Unis sont peut-être plus préparés que l'Europe à admettre quand ils ont fait des erreurs et à rectifier le tir. Si Trump gagne l'élection, je pense que la signification réelle de sa présidence apparaîtra clairement et très rapidement aux gens, et je pense qu'ils n'aimeront pas ce qu'ils verront.
Michael Lambert : La question du populisme est autrement plus complexe. Aux États-Unis, une large partie de la population n’a pas la possibilité de s’exprimer depuis le début du XXème siècle, ne constituant pas la classe la plus pauvre qui attire l’attention, les fameuses “minorités” américaines, ni la classe la plus riche, qui elle aussi attire l’attention des dirigeants. Cette classe moyenne oubliée, souvent avec un niveau d’éducation moindre, ne vivant pas dans les grandes villes, souhaite que la politique américaine commence à les prendre en compte et à ne plus les marginaliser. Qui plus est, l’attitude de Trump n’est pas aussi incohérente qu’elle ne pourrait paraître :
le nationalisme et le protectionnisme peuvent être positifs dès qu’il s’agit de stimuler l’économie locale, avec l’achat de produits “Made in US”, réalisés dans des conditions de travail pour les ouvriers meilleures qu’en Asie du Sud.Le protectionnisme permettrait également de créer de nouveaux emplois aux États-Unis, de protéger l’environnement en évitant l’importation quasi-aberrante de légumes d’Amérique latine, ces derniers pouvant être locaux. Le protectionisme stimule la création de start-ups, et endigue un phénomène inquiétant de recherche du prix le plus bas au détriment des conditions de travail. Une attitude plus protectionniste n’aurait rien de négatif aux États-Unis comme en Union européenne, où il aurait été possible de protéger des entreprises d’excellence comme Nokia d’un rachat par une multinationale américaine.
Un protectionnisme en Union européenne permettrait de protéger les fruits et légumes “Made in UE” et de cesser d’en importer du Maghreb, l’industrie automobile n’aurait plus à souffrir des importations japonaises ; cela permettrait également de renouer avec l’excellence en matière d’innovation informatique et de protection de l’environnement. Si la ligne diplomatique de Trump marque une fermeture d’esprit sur le reste du monde, sa stratégie économique n’est pas incohérente. Une victoire de Trump pourrait également inciter les dirigeants de l’Union européenne à repenser leur approche et également à adopter une attitude similaire. Le protectionnisme et le nationalisme sont deux valeurs pertinentes dans le monde d’aujourd’hui, permettant de préserver les traditions et cultures locales. Le nationalisme français - pas comme celui du Front national qui est naturellement irrationnel - mais un nationalisme européen, dans le sens d’une Union européenne comme puissance mondiale unie, qui protège l’intérêt de ses plus d’un demi-milliard d’habitants, semble plus que pertinent.
Trump n’est objectivement pas le plus compétent en matière de diplomatie, et son approche économique n’est probablement pas volontaire car elle ne suit pas un raisonnement cohérent, mais les concepts de protectionnisme et de nationalisme ne sont pas mauvais pour autant tant qu’ils relèvent d’une grand échelle (Etats-Unis, Union européenne, Russie, Chine), le monde de demain n’étant objectivement pas celui de la mondialisation mais de la coopération de grand ensembles régionaux, autrement plus cohérente sur le plan environnemental et culturel.
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Matthew Karnitschnig est correspondant en chef en Europe pour le média américain Politico.
Michael E. Lambert est doctorant en Relations internationales à Sorbonne Université (France) et à l'Université de Tampere (Finlande). Ses recherches portent sur le soft power de l'Union européenne, les Etats de facto dans la zone d'influence de Moscou et la mise en place du processus de Guerre hybride dans l'espace post-soviétique. Il est actuellement directeur du projet "Caucasus Initiative" qui analyse les mutations géopolitiques, juridiques et migratoires dans le Sud Caucase.