Les princesses et les esclaves du palacehttp://www.lemonde.fr/europe/article/2010/11/15/les-princesses-et-les-esclaves-du-palace_1440225_3214.html
C'est vrai, c'est mieux un hôtel où l'on n'a pas de voisins. Alors, les princesses avaient loué tout le quatrième étage du Conrad. Cinquante-trois chambres et suites, que ce cinq-étoiles offre pour la modeste somme de 15 millions d'euros par an TTC. Quand la police et les services de l'inspection sociale ont débarqué dans ce somptueux hôtel, le 1
er juillet 2008, ils y ont trouvé dix-sept jeunes femmes. Aujourd'hui, c'est le tribunal du travail qui est chargé du dossier, et le ministère public entend faire poursuivre la famille pour séquestration, fraude sociale et traitement inhumain et dégradant, avec les circonstances aggravantes que les domestiques étaient en séjour irrégulier et que l'une d'elles était enceinte. Des jeunes femmes privées de leurs papiers, de téléphone et de connexion Internet, interdites de sortie, surveillées par des gardes en armes. Elles étaient soumises à l'autorité d'une cheika de 64 ans, veuve de l'émir Mohammad Ben Khalid Al-Nayhan, d'Abou Dhabi, et mère d'une nuée de princesses, âgées de 28 à 44 ans. La famille s'était apparemment déplacée pour soutenir l'une d'entre elles, qui suivait à Bruxelles un traitement médical en vue d'une grossesse.
Une infirmière belge a raconté qu'elle avait été, dans un luxueux palais d'Abou Dhabi réservé aux femmes, la jeune fille au pair du plus jeune enfant de l'une des princesses. Le bébé, promis à régner sur l'émirat, était né d'une fécondation in vitro dans un hôpital universitaire de Bruxelles. La mission de l'infirmière : veiller durant six mois sur l'enfant, c'est-à-dire ne jamais se trouver à plus d'un mètre de lui. La jeune femme - qui a ensuite été réembauchée au Conrad - affirme avoir été toujours bien traitée. On lui aurait juste fait comprendre qu'elle était
"anormale" au moment du ramadan et elle n'a reçu qu'un cadeau de la mère de l'enfant à la fin de son séjour : une burqa.
"Peut-être un sous-entendu", ironise-t-elle.
A Bruxelles, la plupart des chambres du Conrad louées par la famille Al-Nayhan étaient vides, mais des domestiques ont affirmé qu'elles devaient dormir dans les couloirs, et jamais plus de quelques heures d'affilée. Censées être disponibles en permanence et soumises à tous les caprices de leurs employeuses, elles devaient patienter assises sur des tapis. C'est une cuisinière marocaine, Amina, qui a révélé ce qui se déroulait dans le palace. Elle est parvenue à s'enfuir tandis que deux de ses compagnes, qui voulaient s'en aller avec elle, étaient alpaguées par les gardes de la famille et séquestrées. Discrètement "exfiltrées" vers l'aéroport, les jeunes femmes ont été interceptées in extremis.
Après la descente de police de juillet 2008, six autres domestiques sont volontairement retournées au Conrad, estimant que si elles étaient mal payées pour des tâches éreintantes, elles l'étaient quand même beaucoup plus que dans leur pays d'origine. Au total, la famille a exploité vingt-trois jeunes femmes. Une Belge, une Française et des malheureuses qui tentaient de fuir leur sort de misère en Irak, au Soudan, en Indonésie ou dans des pays du Maghreb. Elles gagnaient de 150 à 500 euros par mois - à charge pour elles de s'habiller et de se soigner. La justice reproche cependant à la famille d'avoir négligé le paiement de 124 000 euros dus à son personnel. En définitive, onze esclaves ont déposé plainte et quelques-unes ont décidé de solliciter le statut de victimes. Il y a peu de chances que la famille émiratie réponde un jour de ses actes devant un tribunal de Bruxelles. Quant aux milieux diplomatiques, ils semblent, eux aussi, trouver qu'il ne faut pas aller trop loin dans la dénonciation de telles situations.
Mohammed Bin Khalid Al-NahyanNotre président, Mohammed Bin Khalid Al-Nahyan et son fils.