Confessions d’un «assassin financier», livre de John Perkins
Dans cette autobiographie captivante (Confessions d’un assassin financier, alTERRE, 2005), John Perkins raconte comment, ancien serviteur empressé de l’«empire global», il est devenu un défenseur des droits de l’homme et des peuples opprimés.
Recruté en tant qu’agent infiltré en 1971, à l’âge de 26 ans, par la National Security Agency (NSA) américaine et salarié par la société-conseil internationale Chas. T. Main, il a voyagé de par le monde: Indonésie, Panama, Equateur, Colombie, Arabie saoudite, Iran et autres pays d’importance stratégique. Sa mission était de mettre en œuvre des mesures politiques à l’aide d’études de faisabilité et de projections de croissance économique en apparence scientifiquement fondées mais manipulées, cela afin de promouvoir les intérêts de ce qu’il appelle la «corporatocratie» (coalition de gouvernements, de banques et d’entreprises) américaine et internationale, sous prétexte de lutte contre la pauvreté. Mesures politiques qui ont monté beaucoup de peuples contre les Etats-Unis et ont, entre autres, finalement abouti aux événements du 11 septembre 2001.
Le récit de Perkins nous montre jusqu’où lui et ses collègues – qui se nomment eux-mêmes des «assassins financiers» (economic hit men) – étaient prêts à aller. Il explique par exemple comment il a contribué à réaliser des plans secrets qui ont amené des pays du tiers-monde fortement endettés à se soumettre aux intérêts militaires, politiques et économiques de «l’empire global» ou fait revenir des milliards de pétrodollars d’Arabie Saoudite dans l’économie des Etats-Unis. Il met au jour les mécanismes du contrôle impérial cachés derrière plusieurs événements dramatiques de l’histoire récente comme la chute du shah d’Iran, la mort du président de l’Equateur Jaime Roldos, le 24 mai 1981, et du président du Panama Omar Torrijos, le 31 juillet 1981, les invasions, par les Etats-Unis, du Panama le 20 décembre 1989 et de l’Irak durant les premiers mois de 1991.
Formation des «assassins financiers»
«Les «assassins financiers» sont des professionnels grassement payés qui escroquent des billions de dollars à divers pays du globe. Ils dirigent l’argent de la Banque mondiale, de l’Agence américaine du développement international et d’autres organisations «humanitaires» vers les coffres de grandes compagnies et vers les poches de quelques familles richissimes qui contrôlent les ressources naturelles de la planète. Leurs armes principales sont les rapports financiers frauduleux, les élections truquées, les pots-de-vin, l’extorsion, le sexe et le meurtre. Ils jouent un jeu vieux comme le monde mais qui a atteint des proportions terrifiantes en cette époque de mondialisation.»
En 1971, alors qu’il avait 26 ans et après son recrutement par la NSA, Perkins est devenu, sous la houlette d’une formatrice, un assassin financier. Ses missions étaient, entre autres, les suivantes:
«Premièrement il devait justifier d’énormes prêts internationaux dont l’argent [provenant des pays en voie de développement qui recevaient des prêts] serait redirigé vers MAIN et d’autres compagnies américaines (comme Bechtel, Halliburton, Stone & Webster et Brown & Root) par le biais de grands projets de construction et d’ingénierie. Deuxièmement, il devait mener à la banqueroute les Etats qui recevaient ces prêts (après qu’ils aient payé MAIN et les autres entreprises américaines, évidemment) de sorte qu’ils seraient à jamais redevables à leurs créanciers et constitueraient donc des cibles faciles quand on aurait besoin d’obtenir leurs faveurs sous la forme de bases militaires, de votes aux Nations unies ou de l’accès au pétrole et à d’autres ressources naturelles.»
Exemple de l’Equateur
Depuis que les assassins financiers ont introduit en Equateur les «bienfaits» de l’économie moderne, des banques et de l’ingénierie, le pays se porte beaucoup plus mal. Depuis 1970, donc durant la période dite par euphémisme celle du boom pétrolier, le niveau de pauvreté officiel est passé de 50% à 70%, le sous-emploi, c’est-à-dire le chômage, de 15% à 70% et la dette publique de 240 millions à 16 milliards de dollars. E
En même temps, la part des ressources nationales allouée aux plus pauvres est passée de 20% à 6%. Et l’Equateur n’est pas une exception. Presque tous les pays que les assassins financiers ont placés sous la «protection» de l’empire global ont connu un sort analogue. La dette du tiers-monde est maintenant de deux billions et demi de dollars et sa gestion, en 2004, coûte environ 375 milliards par an, soit plus que les dépenses totales du tiers-monde en matière de santé et d’éducation, et vingt fois plus que ce que les pays en voie de développement reçoivent au titre de l’aide au développement.
La subtilité des moyens utilisés pour créer cet empire moderne aurait fait rougir de honte les centurions romains, les conquistadors espagnols et les puissances coloniales européennes des XVIIIe et XIXe siècles. Les assassins financiers sont rusés, ils ont su tirer les leçons de l’histoire. Aujourd’hui, on ne porte plus ni armure ni costume distinctif. Dans des pays comme l’Equateur, le Nigeria ou l’Indonésie, ils sont vêtus comme les enseignants ou les boutiquiers. A Washington et à Paris, ils se confondent avec les bureaucrates et les banquiers. Ils ont l’air modeste et normaux. Ils visitent les sites des projets et se promènent dans les villages appauvris. Ils professent l’altruisme et parlent aux journaux locaux de leurs merveilleuses réalisations humanitaires. Ils arrosent de leurs bilans et de leurs projections financières les commissions gouvernementales et donnent des cours sur les miracles de la macroéconomie à la Harvard Business School. Ils avancent à découvert et on les accepte tels qu’ils sont. C’est ainsi que le système fonctionne. Ils commettent rarement des actes illégaux, car le système lui-même repose sur le subterfuge et est légal par définition.
Les étapes de l’escalade
Cependant – et c’est là une restriction importante – s’ils échouent, des individus plus sinistres encore entrent en scène, ceux que les assassins financiers appellent les «chacals», qui sont les héritiers directs des empires de jadis. Ils sont toujours présents, tapis dans l’ombre. Quand ils sortent, des chefs d’Etat sont renversés ou meurent dans des «accidents». Et si par hasard les chacals échouent, comme en Afghanistan ou en Irak, les vieux modèles ressurgissent: de jeunes Américains sont envoyés au combat, pour tuer et pour mourir.
Depuis la fin des années 60, l’exploitation pétrolière du bassin équatorien a conduit au bradage des ressources nationales. Le petit cercle de familles qui dirigeaient l’Equateur était tombé dans le piège des banques internationales. Ces familles ont fait contracter à leur pays d’énormes dettes suite aux promesses de futurs revenus pétroliers.
Jaime Roldos, avocat et professeur d’université d’environ 30 ans fut élu président de l’Equateur en 1979 parce qu’il croyait au droit des pauvres et à la responsabilité des politiciens quant à l’exploitation des ressources. Il n’était pas communiste mais défendait le droit de son pays à décider de son destin. Il n’était lié ni à la Russie ni à la Chine et il n’était pas – comme Allende – membre de l’internationale socialiste. Il était nationaliste mais pas anti-américain. Il n’était tout simplement pas corrompu.
Au début de 1981, le gouvernement Roldos présenta au Congrès équatorien sa nouvelle loi sur les hydrocarbures. Si celle-ci était appliquée, elle réformerait les relations de l’Equateur avec les compagnies pétrolières. Selon certains critères, elle était considérée comme révolutionnaire. Son influence s’étendrait bien au-delà de l’Equateur, à une grande partie de l’Amérique latine et ailleurs dans le monde.
Quelques semaines après avoir présenté son projet de loi au Congrès, Roldos mourut dans un accident d’hélicoptère le 24 mai 1981. Pour Perkins, il ne fait aucun doute que la mort de Roldos n’était pas un accident. Elle présentait tous les signes d’un assassinat orchestré par la CIA et il était évident que l’on voulait ainsi transmettre au monde le message selon lequel l’empire global ne tolérait pas des exemples que pourraient suivre d’autres pays aimant la liberté.
L’exemple de Panama
Panama est un autre exemple de cette politique. Bien que l’importance du canal, à cause des dimensions des bateaux modernes, eût diminué et que Panama ne possédât pas de richesses minières, l’empire global ne pouvait pas tolérer que ce pays de deux millions d’habitants prenne en main son propre destin. Le président Omar Torrijos fut assassiné parce qu’il voulait diminuer l’influence de la corporatocratie et devenir ainsi un exemple pour d’autres pays comme l’Equateur et le Venezuela. Le processus démocratique initié par Roldos, Torrijos et d’autres donnait trop de pouvoir aux peuples concernés face à l’empire global. C’est pourquoi deux présidents sont morts et ce qu’ils avaient commencé a été anéanti.
Pendant trois décennies, des milliers d’hommes et de femmes ont contribué à créer la situation précaire dans laquelle se trouve l’Equateur au début du troisième millénaire. Certains avaient, tout comme Perkins, agi sciemment, mais la plupart avaient simplement mis en œuvre ce qu’on leur avait appris dans les écoles de commerce, d’ingénierie et de droit ou avaient suivi l’exemple de gens comme Perkins, qui faisaient la démonstration du système par leur propre cupidité et par les récompenses ou punitions destinées à le perpétuer. Les récompenses consistaient en rémunérations, primes, pensions et polices d’assurance; les menaces résidaient dans la pression exercée par les groupes sociaux sur les individus et dans les inquiétudes quant à l’avenir de leurs enfants, notamment à leur éducation.
Fragilité du système monétaire soutenu par le dollar
En dernière analyse, selon Perkins, l’empire global dépend largement du fait que le dollar est la principale monnaie internationale. Ainsi les Etats-Unis prêtent de l’argent à des pays comme l’Equateur tout en sachant très bien que ces derniers ne pourront jamais le rembourser. En fait, ils ne veulent pas qu’ils paient leurs dettes, puisque c’est ce non-paiement qui leur procure une influence sur ces pays. Dans des conditions normales, les Etats-Unis risqueraient de finir par épuiser leurs propres fonds, car aucun créancier ne peut se permettre d’avoir trop de débiteurs qui ne le remboursent pas.
Mais nous ne sommes pas dans des conditions normales. Les Etats-Unis émettent des billets qui ne sont pas couverts par de l’or. En fait, cette monnaie n’est couverte que par la confiance internationale dans l’économie américaine et dans la capacité des Etats-Unis à gérer les forces et les ressources de l’empire global – si nécessaire, par la force – de façon à ce qu’elles servent leurs intérêts.
Tant que le monde acceptera le dollar comme monnaie internationale, l’énorme dette publique des Etats-Unis ne posera aucun problème sérieux à la corporatocratie.
Toutefois si jamais une autre monnaie venait remplacer le dollar et que certains créanciers des Etats-Unis (le Japon ou la Chine, par exemple) décidaient de réclamer leur dû, la situation changerait dramatiquement. Les Etats-Unis se trouveraient soudain dans une situation très précaire.
Perkins pense que la véritable histoire de l’empire global a d’une manière générale quelque chose à voir avec nous-mêmes. Et cela explique évidemment pourquoi nous avons autant de peine à aborder l’histoire véritable. Nous préférons croire au mythe selon lequel la société humaine, après des milliers d’années d’évolution, a finalement créé un système économique idéal plutôt que de reconnaître qu’il s’agit d’une idée fausse érigée en parole d’évangile.
Nous nous sommes mis en tête que toute croissance économique bénéficiait à l’humanité et que plus cette croissance était importante, plus les bénéfices en étaient répandus. Et pour finir, nous nous sommes persuadés que le corollaire de cette idée était valable et moralement juste, c’est-à-dire que les gens qui excellent à stimuler la croissance économique doivent être félicités et récompensés, alors que ceux qui sont nés en marge de l’opulence sont disponibles pour être exploités.
Non aux théories du complot
Il serait commode de rejeter la faute sur un complot, mais nous ne le pouvons pas. L’empire global dépend de l’efficacité des grandes banques, des grands groupes et des gouvernements – de la corporatocratie – mais il n’y a pas de conspiration. La corporatocratie, c’est nous-mêmes qui en permettons l’existence et c’est pourquoi la plupart d’entre nous avons du mal à nous y opposer. Nous préférons imaginer des conspirateurs tapis dans l’ombre parce que nous travaillons presque tous pour l’une de ces banques, de ces sociétés ou l’un de ces gouvernements ou en dépendons pour les biens et services qu’ils produisent et commercialisent. Comment mordre la main qui nous nourrit?
Perkins compare la situation actuelle à celle des colons américains qui, contre la théorie du mercantilisme, se sont décidés pour l’indépendance et se sont opposés à l’Empire britannique. On les avait pourtant convaincus qu’il valait mieux pour tout le monde que l’ensemble des ressources soient acheminées vers le roi d’Angleterre. Ils ont finalement compris que ce système ne faisait qu’enrichir les riches au détriment des pauvres.
Pour une humanité qui va sur la Lune, qui a démantelé le système soviétique, qui vend des produits tels que Nike, McDonald’s ou Coca-Cola• aux pauvres du monde entier comme autant de symboles du progrès et qui est capable de créer dans le monde entier des infrastructures pour ces entreprises, il ne devrait pas être difficile de résoudre les problèmes qui se présentent. Ce ne sont pas les réseaux internationaux de communication et de distribution qui manquent. Ce qu’il nous faut, c’est une révolution de l’éducation qui nous amène, nous et nos enfants, à penser de manière indépendante, à mettre en question les explications toutes faites et à oser sortir des chemins battus de la pensée et de l’action pour nous mettre ensemble et créer des alternatives au système actuel.
(Horizons et débats, numéro 37, juin 2006)
http://www.horizons-et-debats.ch