J'aime bien ce petit texte ci-dessous. Je ne me prononcerais jamais sur l'universalité de certains concepts et la Chine nous en donne l'exemple.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
« Les droits de l’homme ne sont universels que s’ils incluent le droit
de ne pas croire au dogme de l’universalité des droits » (Giuliano Ferrara,
Il Foglio, 23 décembre 2002).
La théorie des droits de l'homme se donne comme une théorie valable en tous
temps et en tous lieux, c’est-à-dire comme une théorie universelle. L'universalité,
réputée inhérente à chaque individu posé comme sujet, y représente la mesure
applicable à toute réalité empirique. Dans une telle optique, dire que les droits sont
« universels » n'est qu’une autre façon de dire qu'ils sont absolument vrais. En
même temps, chacun sait bien que l'idéologie des droits de l'homme est un produit
de la pensée des Lumières, que l'idée même de droits de l'homme appartient à
l'horizon spécifique de la modernité occidentale. La question se pose alors de savoir
si l'origine étroitement circonscrite de cette idéologie ne dément pas implicitement
ses prétentions à l'universalité. Toute Déclaration des droits étant historiquement
datée, n'en résulte-t-il pas une tension, ou une contradiction, entre la contingence
historique qui a présidé à son élaboration et l'exigence d'universalité qu'elle entend
affirmer ?
Il est clair que la théorie des droits, au regard de toutes les cultures humaines,
représente l'exception plutôt que la règle — et qu'elle constitue même une exception
au sein de la culture européenne, puisqu'elle n'est apparue qu'à un moment
déterminé et relativement tardif de l'histoire de cette culture. Si les droits sont « là »
depuis toujours, présents dans la nature même de l'homme, on peut s'étonner
qu'une petite portion de l'humanité seulement s'en soit aperçue, et qu'il lui ait fallu si
longtemps pour s'en apercevoir. Comment comprendre que le caractère universel
des droits ne soit apparu comme une « évidence » que dans une société particulière
? Et comment imaginer que cette société puisse en proclamer le caractère universel
sans en revendiquer en même temps le monopole historique, c'est-à-dire sans se
poser comme supérieure à celles qui ne l'ont pas reconnu ? L'universalité des droits
se heurte d’ailleurs encore à cette question, posée d'emblée par Raimundo Panikkar
: « Cela a-t-il un sens de se demander si les conditions de l'universalité sont réunies
alors que la question même de l'universalité est loin d'être une question
universelle ? » (1).
Dire que tous les hommes sont titulaires des mêmes droits est une chose. Dire
que ces droits doivent être partout reconnus sous la forme qu'en donne l'idéologie
des droits en est une autre, bien différente. Cela pose en effet la question de savoir
qui a autorité pour imposer ce point de vue, quelle est la nature de cette autorité,
qu'est-ce qui garantit le bien-fondé de son discours. En d'autres termes : qui décide
qu'il doit en être ainsi et pas autrement ?
Toutes ces questions, qui ont donné lieu à une littérature considérable,
débouchent en fin de compte sur une alternative simple : soit l'on soutient que les
concepts constitutifs de l'idéologie des droits de l'homme sont, malgré leur origine
occidentale, des concepts véritablement universels. Il faut alors le démontrer. Soit
on renonce à leur universalité, ce qui ruine le système : en effet, si la notion de droits
de l'homme est purement occidentale, son universalisation à l'échelle planétaire
représente de toute évidence une imposition du dehors, une manière détournée de
convertir et de dominer, c'est-à-dire une continuation du syndrome colonial.
Une première difficulté apparaît déjà au niveau du vocabulaire. Jusqu'au Moyen
Age, on ne trouve dans aucune langue européenne — pas plus qu'en arabe, en
hébreu, en chinois ou en japonais — un terme désignant un droit comme attribut
subjectif de la personne, distinct en tant que tel de la matière juridique (le droit). Ce
qui revient à dire que, jusqu'à une période relativement tardive, il n'existait aucun
mot pour désigner des droits censés appartenir aux hommes en vertu de leur seule
humanité.
La théorie des droits de l'homme postule par ailleurs l'existence d'une nature
humaine universelle, indépendante des époques et des lieux, qui serait
connaissable par le moyen de la raison. De cette affirmation, qui ne lui appartient
pas en propre (et qui en soi n'a rien de contestable), elle donne une interprétation
particulière, impliquant une triple séparation : entre l'homme et les autres vivants
(l'homme est seul titulaire de droits naturels), entre l'homme et la société (l'être
humain est fondamentalement l'individu, le fait social n'est pas pertinent pour
connaître sa nature), entre l'homme et l'ensemble du cosmos (la nature humaine ne
doit rien à l'ordre général des choses). Or, cette triple séparation n'existe pas dans
l'immense majorité des cultures non occidentales, y compris bien entendu dans
celles qui reconnaissent l'existence d'une nature humaine.
Le problème achoppe tout particulièrement sur l'individualisme. Dans la plupart
des cultures — comme d'ailleurs, il faut le rappeler, dans la culture occidentale des
origines —, l'individu en soi n'est tout simplement pas représentable. Il n'est jamais
conçu comme une monade, coupée de ce qui le relie, non seulement à ses proches,
mais à la communauté des vivants et à l'univers tout entier. Les notions d'ordre, de
justice et d'harmonie ne sont pas élaborées à partir de lui, ni à partir de la place
unique qui serait celle de l'homme dans le monde, mais à partir du groupe, de la
tradition, des liens sociaux ou de la totalité du réel. Parler de liberté de l'individu en
soi n'a donc aucun sens dans des cultures demeurées fondamentalement holistes,
et qui se refusent à concevoir l'être humain comme un atome autosuffisant. Dans
ces cultures, la notion de droits subjectifs est absente, alors que sont omniprésentes
celles d'obligation mutuelle et de réciprocité. L'individu n'a pas à faire valoir ses
droits, mais à œuvrer pour trouver dans le monde, et d'abord dans la société à
laquelle il appartient, les conditions les plus propices à l'accomplissement de sa
nature et à l'excellence de son être.
La pensée asiatique, par exemple, s'exprime avant tout dans le langage des
devoirs. La notion morale de base de la pensée chinoise est celle des devoirs que
l'on a envers autrui, non celle des droits qu'on pourrait lui opposer, car le monde des
devoirs est logiquement antérieur au monde des droits. Dans la tradition
confucéenne, qui valorise l'harmonie entre les êtres et avec la nature, l'individu ne
saurait posséder des droits supérieurs à la communauté à laquelle il appartient. Les
hommes sont liés entre eux par la réciprocité des devoirs et l'obligation mutuelle. Le
monde des devoirs est en outre plus étendu que celui des droits. Alors qu'à chaque
droit correspond théoriquement un devoir, il n'est pas vrai qu'à chaque obligation
réponde un droit : nous pouvons avoir des obligations envers certains hommes dont
nous n'avons rien à attendre, et aussi envers la nature et les animaux, qui ne nous
doivent rien.
Poser que ce qui vient en premier, ce n'est pas l'individu, mais le groupe, ne
signifie nullement que l'individu soit « enfermé » dans le groupe, mais bien plutôt
qu'il n'acquiert sa singularité que par rapport à un rapport social qui est lui aussi
constitutif de son être. Cela ne signifie pas non plus qu'il n'existe pas partout un
naturel désir d'échapper au despotisme, à la coercition ou aux mauvais traitements.
Entre l'individu et le groupe peuvent surgir des tensions. Ce fait-là est bien universel.
Mais ce qui n'est nullement universel, c'est la croyance selon laquelle le meilleur
moyen de préserver la liberté est de poser de manière abstraite un individu dépouillé
de toutes ses caractéristiques concrètes, délié de toutes ses appartenances
naturelles et culturelles. Il y a des conflits dans toutes les cultures, mais dans la
plupart d'entre elles, la vision du monde qui prévaut n'est pas une vision conflictuelle
(l'individu contre le groupe), mais une vision « cosmique » ordonnée à l'ordre et à
l'harmonie naturelle des choses. Chaque individu a son rôle à jouer dans l'ensemble
où il s'insère, et le rôle du pouvoir politique est d'assurer au mieux cette coexistence
et cette harmonie, gage de pérennité. De même que le pouvoir est universel, mais
que les formes de pouvoir ne le sont pas, le désir de liberté est universel, tandis que
les façons d'y répondre peuvent varier considérablement.
Le problème devient spécialement aigu lorsque les pratiques sociales ou
culturelles dénoncées au nom de droits de l'homme ne sont pas des pratiques
imposées, mais des pratiques coutumières jouissant de toute évidence d'une faveur
massive au sein des populations concernées (ce qui ne veut pas dire qu'elles n'y
sont jamais critiquées). Comment une doctrine fondée sur la libre disposition des
individus par eux-mêmes peut-elle s'y opposer ? Si les hommes doivent être laissés
libres de faire ce qu'ils veulent aussi longtemps que l'usage de leur liberté n'empiète
pas sur celle des autres, pourquoi les peuples dont certains coutumes nous
paraissent choquantes ou condamnables ne pourraient-ils pas être laissés libres de
les pratiquer aussi longtemps qu'ils ne cherchent pas à les imposer aux autres ?
« Prétendre attribuer une validité universelle aux droits de l'homme, écrit
Raimundo Panikkar, c'est postuler que la plupart des peuples du monde sont
engagés, pratiquement de la même manière que les nations occidentales, dans un
processus de transition d'une Gemeinschaft plus ou moins mythique [...] à une
“modernité” organisée de façon “rationnelle» et “contractuelle”, telle que la connaît le
monde occidental industrialisé. C'est là un postulat contestable » (2). D’autant que
« proclamer le concept des droits de l'homme [...] pourrait bien se révéler être un
cheval de Troie introduit clandestinement au cœur d'autres civilisations avec pour
résultat de les obliger à accepter les modes d'existence, de pensée et de sentiment
pour lesquels les droits de l'homme constituent la solution qui s'impose en cas de
conflit » (3).
Accepter la diversité culturelle exige une pleine reconnaissance de l'Autre. Mais
comment reconnaître l'Autre si ses valeurs et ses pratiques s'opposent à celles
qu'on veut lui inculquer ? Les tenants de l'idéologie des droits sont généralement
des partisans du « pluralisme ». Mais qu'en est-il de la compatibilité des droits de
l'homme avec la pluralité des systèmes culturels et des croyances religieuses ? Si le
respect des droits individuels passe par le non-respect des cultures et des peuples,
faut-il en conclure que tous les hommes sont égaux, mais que les cultures que ces
égaux ont créées ne sont pas égales ?
L'imposition des droits de l'homme représente de toute évidence une
acculturation, dont la mise en pratique risque d'entraîner la dislocation ou
l'éradication d'identités collectives qui jouent aussi un rôle dans la constitution des
identités individuelles. L'idée classique selon laquelle les droits de l'homme
protègent les individus contre les groupes auxquels ils appartiennent et constituent
un recours par rapport aux pratiques, aux lois ou aux coutumes qui caractérisent ces
groupes, s'avère par là douteuse. Ceux qui dénoncent telle ou telle « violation des
droits de l'homme » mesurent-ils toujours avec exactitude à quel point la pratique
qu'ils critiquent peut être constitutive de la culture au sein de laquelle elle
s'observe ? Ceux qui se plaignent de la violation de leurs droits sont-ils prêts, de leur
côté, à payer le respect de ces droits du prix de la destruction de leur culture ? Ne
souhaiteraient-ils pas plutôt que leurs droits soient reconnus sur la base de ce qui
spécifie leur culture ?
C'est pour tenter de concilier l'idéologie des droits avec la diversité culturelle que
la notion de droits des peuples a été élaborée. Cette nouvelle catégorie de droits a
surtout été théorisée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, dans le cadre
notamment des revendications nationalitaires qui devaient aboutir à la
décolonisation, mais aussi sous l'influence des travaux d'ethnologues comme
Claude Lévi-Strauss qui, en réaction contre les tenants de l'évolutionnisme social
(Lewis Morgan), dénonçaient les méfaits de l'acculturation et mettaient l'accent sur
les spécificités culturelles ou sur la nécessité de reconnaître des droits particuliers
aux minorités ethniques. A date plus récente, le renouveau des affirmations
identitaires de toutes sortes, réaction compensatoire au déclin des identités
nationales et à la sclérose grandissante des Etats-nations, a remis ce thème à
l'ordre du jour. Pour Lelio Basso, grand défenseur des droits des peuples, les vrais «
sujets de l'histoire sont les peuples, qui sont également les sujets du droit » (4).
Les optimistes pensent que les droits individuels et les droits collectifs
s'harmonisent spontanément, parce qu'ils sont complémentaires, les avis différant
toutefois sur la hiérarchie qui s'impose entre les premiers et les seconds. Edmond
Jouve assure ainsi que « droits de l'homme et droits des peuples ne sauraient se
contredire » (5). D'autres, plus nombreux, pointent des contradictions indéniables,
mais en tirent des conclusions opposées. « Beaucoup en sont venus à penser que
la notion de droits des peuples n'était qu'une abstraction destinée à justifier le
remplacement d'une oppression par une autre oppression et que seuls comptaient
les droits des peuples, observe Léo Matarasso. D'autres, au contraire, estiment que
les droits de l'homme ne sont invoqués que comme un alibi idéologique pour justifier
des agissements attentatoires aux droits des peuples ».
On retrouve la même diversité d'opinions à propos du caractère « universel » ou,
au contraire, strictement occidental des droits de l'homme. « Les droits de l'homme,
déclare John Rawls, ne sont pas la conséquence d'une philosophie particulière, ni
d'une façon parmi d'autres de voir le monde. Ils ne sont pas liés à la seule tradition
culturelle de l'Occident, même si c'est à l'intérieur de cette tradition qu'ils ont été
formulés pour la première fois. Ils découlent simplement de la définition de la
justice » (6). Le postulat implicite, ici, est évidemment qu'il n'y a qu'une seule
définition possible de la justice. « Bien qu'il soit vrai que les valeurs de la Déclaration
universelle des droits de l'homme dérivent de la tradition des Lumières, ajoute
William Schutz, virtuellement tous les pays du monde les ont acceptées » (7).
Comment se fait-il alors qu'il faille si souvent recourir aux armes pour les imposer ?
Dans une telle optique, ce serait en quelque sorte par hasard que l'Occident
serait parvenu plus tôt que les autres au « stade » où il aurait été possible de
formuler explicitement une aspiration partout présente de façon sous-jacente. Cette
priorité historique ne lui confèrerait pas de supériorité morale particulière. Les
Occidentaux seraient seulement « en avance », tandis que les autres cultures
seraient « en retard ». C'est le schéma classique de l'idéologie du progrès.
La discussion sur l'universalité des droits de l'homme évoque en fait bien souvent
ces dialogues « œcuméniques » où l'on tient à tort pour acquis que toutes les
croyances religieuses renvoient sous des formes différentes à des « vérités »
communes. Le raisonnement tenu pour démontrer que les droits sont universels est
presque toujours le même. Il consiste à faire le constat qu'il existe partout dans le
monde un désir de bien-être et de liberté, puis à en tirer argument pour légitimer le
discours des droits censé répondre à cette demande (
. Or, une telle conclusion est
parfaitement discutable. Personne n'a jamais nié que tous les hommes aient
certaines aspirations en commun, ni qu'un consensus puisse s'établir pour regarder
au moins certaines choses comme intrinsèquement bonnes ou intrinsèquement
mauvaises. Partout dans le monde, les gens préfèrent être bien-portants plutôt que
malades, libres plutôt que contraints, partout ils détestent être frappés, torturés,
emprisonnés arbitrairement, massacrés, etc. Mais de ce que certains biens sont
humains, il ne s'ensuit nullement que le discours des droits soit validé, et moins
encore qu'il soit universel. En d'autres termes, ce n'est pas l'universalité du désir
d'échapper à la coercition qu'il s'agit de démontrer, mais bien l'universalité du
langage qu'on compte utiliser pour répondre à ce désir. Les deux plans ne sauraient
se confondre. Et la seconde démonstration n'a toujours pas été apportée.
A la question : « Le concept des droits de l'homme est-il un concept universel ? »,
Raimundo Panikkar répond donc avec netteté : « La réponse est tout simplement
non. Et cela pour trois raisons. A) Aucun concept n'est universel par lui-même.
Chaque concept est valide en premier lieu là où il a été conçu. Si nous voulons
étendre sa validité au-delà des limites de son contexte propre, il nous faudra justifier
cette extrapolation [...] En outre, tout concept tend à l'univocité. Accepter la
possibilité de concepts universels impliquerait une conception strictement
rationaliste de la vérité. Mais même si cette position correspondait à la vérité
théorique, l'existence de concepts universels n'en résulterait pas, en raison de la
pluralité des univers de discours que présente de facto le genre humain [...] B) Au
sein du vaste champ de la culture occidentale elle-même, les postulats mêmes qui
servent à situer notre problématique ne sont pas universellement admis. C) Pour
peu que l'on adopte une attitude d'esprit transculturelle, le problème apparaîtra
comme exclusivement occidental, c'est-à-dire que c'est la question elle-même qui
est en cause. La plupart des postulats et autres présuppositions connexes
énumérés ci-dessus sont tout simplement absents des autres cultures » (9).
La critique de l'universalisme des droits au nom du pluralisme culturel n'est pas
neuve. Herder et Savigny, en Allemagne, comme Henry Maine, en Angleterre, ont
montré que la matière juridique ne saurait se comprendre sans prise en compte des
variables culturelles. On retrouve une critique analogue chez Hannah Arendt,
lorsqu'elle écrit que « le paradoxe des droits abstraits est qu'en déclinant les droits
d'une humanité sans attache, ils risquent de priver d'identité ceux qui sont
précisément victimes des déracinements imposés par les conflits modernes ».
Sur la même base, Alasdair MacIntyre adresse trois objections à l'idéologie des
droits de l'homme. La première est que la notion de droit, telle que la pose cette
idéologie, ne se retrouve pas partout, ce qui montre qu’elle n'est pas
intrinsèquement nécessaire à la vie sociale. La deuxième est que le discours des
droits, alors même qu'il prétend proclamer des droits dérivés d'une nature humaine
intemporelle, est étroitement circonscrit à une période historique déterminé, ce qui
rend l'universalité de son propos peu crédible. La troisième est que toute tentative
pour justifier la croyance en de tels droits s'est soldée par un échec. Soulignant
qu'on ne peut avoir des droits et en jouir que dans un type de société possédant
certaines règles établies, MacIntyre écrit : « Ces règles n'apparaissent qu'à des
périodes historiques particulières et dans des circonstances sociales particulières.
Ce ne sont nullement des caractéristiques universelles de la condition humaine »
(10). Il en conclut que de tels droits ne sont qu'une fiction (11).
« Tenir pour établi que sans une reconnaissance explicite des droits de l'homme
la vie serait chaotique et dénuée de sens, écrit encore Raimundo Panikkar, relève
de la même mentalité que de maintenir que, sans la croyance en un Dieu unique
telle qu'elle est comprise dans la tradition abrahamique, la vie humaine se
dissoudrait en une totale anarchie. Il suffirait de pousser un peu plus dans cette
direction pour conclure que les athées, les bouddhistes et les animistes, par
exemple, doivent être considérés comme les représentations d'aberrations
humaines. Dans la même veine : ou les droits de l'homme, ou le chaos » (12).
Un tel glissement est difficilement évitable. Dès qu'une doctrine ou une culture se
croit porteuse d'un message « universel », elle manifeste une invincible propension
à travestir comme telles ses valeurs particulières. Elle disqualifie alors les valeurs
des autres, qu'elle perçoit comme trompeuses, irrationnelles, imparfaites ou tout
simplement dépassées. Avec la meilleure des bonnes consciences, puisqu'elle est
convaincue de parler au nom du vrai, elle professe l'intolérance. « Une doctrine
universaliste évolue inéluctablement vers des formules équivalentes au parti
unique », disait Lévi-Strauss (13).
A une époque où la diversité culturelle et humaine est bien la dernière chose dont
se soucie l'idéologie qui domine la planète, l'idéologie des droits renoue ainsi
subrepticement avec d'anciens discours de domination et d’acculturation.
Accompagnant l'extension planétaire du marché, elle lui fournit l'habillage
« humanitaire » dont celle-ci a besoin. Ce n'est plus au nom de la « vraie foi », de la
« civilisation », du « progrès », voire du « lourd fardeau de l'homme blanc », que
l'Occident se croit fondé à régenter les pratiques sociales et culturelles existantes
dans le monde, mais au nom de la morale incarnée par le droit. L'affirmation de
l'universalité des droits de l'homme, en ce sens, ne représente rien d'autre que la
conviction que des valeurs particulières, celles de la civilisation occidentale
moderne, sont des valeurs supérieures qui doivent s'imposer partout. Le discours
des droits permet une fois de plus à l'Occident de s'ériger en juge moral du genre
humain.
Pourrait-il en aller autrement ? On peut en douter. « D'une façon générale, disait
Raymond Aron, on pourrait poser le dilemme suivant : ou bien les droits atteignent à
une certaine sorte d'universalité parce qu'ils tolèrent, grâce au vague de la mise en
forme conceptuelle, n'importe quelle institution ; ou bien ils gardent quelque
précision et ils perdent leur valeur d'universalité » (14). Et de conclure : « Les droits
dits universels ne méritent ce qualificatif qu'à la condition d'être formulés en un
langage à ce point vague qu'ils perdent tout contenu défini » (15).
Contester l'universalité de la théorie des droits ne signifie cependant pas qu'il
faille approuver n'importe quelle pratique politique, culturelle ou sociale au seul
motif qu'elle existe. Reconnaître la libre capacité des peuples et des cultures à se
doter par eux-mêmes et pour eux-mêmes des lois qu'ils désirent adopter, ou à
conserver les coutumes et les pratiques qui sont les leurs, n'entraîne pas
automatiquement leur approbation. La liberté de jugement demeure, c'est seulement
la conclusion qu'on en tire qui peut varier. Le mauvais usage qu'un individu ou un
groupe fait de sa liberté amène à condamner cet usage, non cette liberté.
Il ne s'agit donc nullement d'adopter une position relativiste — qui est une position
intenable —, mais plutôt une position pluraliste. Il existe une pluralité de cultures et
ces cultures répondent différemment aux aspirations qui s'y expriment. Certaines de
ces réponses peuvent nous paraître à juste titre contestables. Il est parfaitement
normal de les condamner — et d'en refuser pour nous-mêmes l'adoption. Encore
faut-il admettre aussi qu'une société ne peut évoluer dans un sens que nous
jugeons préférable qu'à partir des réalités culturelles et des pratiques sociales qui
sont les siennes. Ces réponses peuvent aussi se révéler contradictoires. On doit
alors reconnaître qu'il n'existe pas d'instance surplombante, de point de vue
supérieur englobant qui permettrait de trancher ces contradictions.
Lorsque Joseph de Maistre, dans un passage qu'on a souvent cité, dit qu'il a
rencontré dans sa vie des hommes de toutes sortes, mais qu'il n'a jamais vu
d'homme en soi, il ne nie pas l'existence d'une nature humaine. Il affirme seulement
qu'il n'existe pas d'instance où cette nature se donne à saisir à l'état pur,
indépendamment de tout contexte particulier : l'appartenance à l'humanité est
toujours médiatisée par une culture ou une collectivité. Ce serait donc une erreur
d'en conclure que la nature humaine n'existe pas : que la réalité objective soit
indissociable d'un contexte ou d'une interprétation ne veut pas dire qu'elle se
ramène à ce contexte, qu'elle n'est rien d'autre que cette interprétation.
Dans son livre intitulé Fragile humanité (16), Myriam Revault d'Allonnes a proposé
une intéressante phénoménologie du fait humain, non au sens d'une construction
d'autrui par la sphère de la subjectivité, mais dans une perspective relationnelle qui
pose avant tout le « sens de l'humain » comme capacité d'échanger des
expériences. L'humanité, dit-elle, n'est pas une catégorie fonctionnelle, mais une
« disposition à habiter et à partager le monde » (17). On peut en tirer la conclusion
que l'humanité ne se livre pas comme une donnée unitaire, mais sur fond de partage
commun.
Alain de BENOIST
1. « La notion des droits de l'homme est-elle un concept occidental ? », in Diogène, Paris,
octobre-décembre 1982, p. 88.
2. Ibid., p. 98.
3. Ibid., p. 100.
4. Cité par Edmond Jouve, Le droit des peuples, PUF, Paris 1986, p. 7.
5. Ibid., p. 108.
6. Le Monde, Paris, 30 novembre 1993, p. 2.
7. « Power, Principles and Human Rights », in The National Interest, Washington, été
2002, p. 117.
8. Cf. par exemple Michael J. Perry, « Are Human Rights Universal? The Relativist
Challenge and Related Matters », in Human Rights Quarterly, New York, août 1997, pp.
461-509.
9. Art. cit., pp. 94-96.
10. Après la vertu. Etude de théorie morale, PUF, Paris 1997, p. 68.
11. Ibid., p. 70.
12. Art. cit., p. 97.
13. Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 378.
14. « Pensée sociologique et droits de l'homme », in Etudes politiques, Gallimard, Paris
1972, p. 228.
15. Ibid., p. 232.
16. Aubier, Paris 2002.
17. Ibid., p. 37.