Après les manifestations en Tunisie et le renversement du dictateur en Tunisie, deux questions apparaissaient dans tous les médias occidentaux et colonisaient l’esprit des analystes : le phénomène allait-il se propager dans d’autres pays arabes et, partant, qu’elle allait être le rôle des islamistes après la chute des dictatures. Qui aurait pu penser que le régime tunisien allait ainsi s’effondrer ; qui donc aurait pu prédire que l’Egypte allait ainsi vivre des mobilisations sans précédent. Un verrou est brisé, rien ne sera plus jamais comme avant et il est fort probable que d’autres pays suivront l’exemple de l’Egypte a plus ou loin long terme puisque ce dernier est autrement plus central et symbolique sur le plan politique et géostratégique que la Tunisie.
Reste la question des islamistes dont la présence a justifié, pendant des décennies, que l’Occident acceptât et soutînt les pires des dictatures dans le monde arabe. Ces dernières diabolisaient leurs opposants islamistes, au premier rang desquels les Frères Musulmans égyptiens qui représentent historiquement le premier mouvement de masse structuré avec un poids politique conséquent. Cela fait près de soixante ans que la confrérie est illégale tout en étant autorisée et qu’elle manifeste une capacité de mobilisation forte à chaque échéance électorale plus ou moins démocratique (syndicats, élections municipales et parlementaires, etc.) Le Frères Musulmans seront-ils en Egypte la force montante de l’après Moubarak et, le cas échéant, à quoi pouvons-nous nous attendre de la part d’une telle organisation ?
On entend souvent en Occident des analyses superficielles, et souvent très orientées idéologiquement, concernant l’islam politique en général et les Frères Musulmans en particulier. Or l’islamisme, non seulement est constitué de tendances très diverses, mais celles-ci ont également évolué avec le temps au gré des péripéties de l’Histoire. Les Frères Musulmans ont commencé par être, dans les années trente et quarante, un mouvement légaliste et non violent (revendiquant la légitimité de la résistance armée en Palestine face au projet sioniste à partir des années trente). L’étude des textes écrits par Hassan al Banna, fondateur de la confrérie, entre 1930 et 1945, prouve trois faits : il s’opposait à la colonisation et critiqua clairement les dérives fascistes de l’Allemagne et de l’Italie ; il refusait l’usage de la violence en Egypte même s’il la considérait comme légitime en Palestine (pour résister au groupements sionistes terroristes du Stern et de l’Irgoun) ; le modèle parlementaire britannique lui paraissait le plus proche des principes islamiques et il désirait fondé un « Etat islamique » sur la base de réformes graduelles en commençant par l’éducation populaire et de l’encadrement social.
Hassan al Banna a été assassiné en 1949 par le gouvernement égyptien sur les ordres des occupants britanniques. Après la Révolution nassérienne de 1952, le mouvement a subi une répression terrible et différentes tendances ont vu le jour. Une radicalisation de certains membres (qui ont fini par quitter le mouvement) les a mené à penser, avec l’expérience de la prison et de la torture, qu’il fallait renverser le pouvoir par tous les moyens, mêmes violents. D’autres ont poursuivi la tradition première de la réforme par étape. Certains ont dû vivre l’exil qui en Arabie Saoudite (et a été influencé par des courants littéralistes) ; qui dans d’autres sociétés majoritairement musulmanes où les courants divers ont beaucoup évolué comme en Turquie ou en Indonésie ; qui, enfin, s’est installé en Occident (et a été exposé à une vision différente et plus large concernant l’Occident, la démocratie et les libertés). Les Frères Musulmans aujourd’hui ce sont toutes ces visions très diversifiées auxquelles il faut rajouter une fracture générationnelle : la tête du mouvement (des Frères Musulmans de la première génération et particulièrement âgés) ne représentent plus entièrement l’aspiration des plus jeunes membres ouverts sur le monde, désireux de réformes internes et parfois séduits par l’exemple de l’évolution turque. Derrière la façade d’une organisation hiérarchisée et unifiée, ces courants contradictoires sont à l’œuvre et aucun pronostic n’est possible quant à l’évolution réelle du mouvement.
Le mouvement populaire qui est en train de renverser Moubarak n’est pas piloté par les Frères Musulmans. Il s’agit clairement d’un mouvement constitué de jeunes, de femmes et d’hommes dont le point commun est de refuser la dictature et d’exiger le départ de Moubarak et la fin de son régime. Au cœur de cette opposition, les Frères Musulmans, et plus largement les islamistes, ne représentent pas une majorité. Avec le départ de Moubarak, il est certain qu’ils espèrent jouer un rôle politique dans la transition démocratique mais nul ne peut prédire quel courant l’emportera quant à déterminer les priorités du mouvement islamiste. Entre les littéraliste et les partisans de l’exemple turc, tout est possible et les thèses générales des frères ont beaucoup évolué ces vingt dernières années.
Il y a fort à parier que ni les Etats-Unis, ni l’Europe et encore moins Israël ne laissera le peuple égyptien réaliser son rêve de démocratie totale et libre. Les enjeux stratégiques et sécuritaires sont tels que le mouvement de réforme sera, et est déjà, accompagné par les services américains en relation directe avec l’armée qui a joué un rôle de temporisation et de médiateur capital. La direction des Frères Musulmans, choisissant de s’aligner derrière la personne de Mohammed Baradei, est un signe qu’elle a parfaitement compris qu’il n’était point l’heure pour elle de s’exposer publiquement en brandissant des revendications politiques susceptibles d’effrayer l’Occident comme le peuple égyptien lui-même. L’heure est à la prudence.
Le respect des principes démocratiques exige que toutes les forces politiques qui refusent la violence, respectent l’état de droit et les principes démocratiques (avant et après les élections) soient intégrés au processus politique de représentation. Ainsi les Frères Musulmans doivent en être, et en seront certainement, si un état de démocratie minimum est établi en Egypte (ce qui reste encore une inconnue quant aux intentions des puissances étrangères). La répression et la torture n’ont point fait disparaître la confrérie, loin s’en faut, et c’est le débat démocratique et la confrontation des idées qui seuls ont fait, et feront, évoluer les thèses islamistes les plus problématiques (et il en est, delà compréhension de la shari’a, au respect des libertés et à la défense de l’égalité, etc.) L’exemple turc devrait nous inspirer : que l’on soit d’accord ou non avec les thèses d’un courant de l’islam politique non violent, c’est par la confrontation d’idées et non pas la dictature et la torture que l’on trouvera des solutions respectant les peuples.
L’Occident continue à agiter l’épouvantail de l’islamisme pour justifier soit sa passivité soit son soutien aux dictatures. Le gouvernement israélien a demandé aux Etats-Unis de soutenir le dictateur contre la volonté des peuples. L’Europe tient une position gênée et attentiste. Ces attitudes sont révélatrices : au fond la défense verbale des principes de la démocratie n’est d’aucun poids face à la défense des intérêts politiques, économiques et géostratégiques. Les Etats-Unis préfèrent les dictatures qui leur permettent d’avoir accès au pétrole et aux Israéliens de continuer leur lente colonisation plutôt que des représentants crédibles des peuples qui ne pourront les laisser faire. Mettre en avant la voix des « dangereux islamistes » pour justifier le fait de ne pas avoir à entendre la voix des peuples est un calcul à courte vue, et au demeurant insensé. Les Etats-Unis, de l’administration Bush comme celle de Obama, a perdu beaucoup de crédibilité au Moyen-Orient et il en est de même de l’Europe. Il importe que leur position respective soit revue sous peine de voir d’autres puissances asiatiques ou sud américaines s’ingérer dans les jeux d’alliance stratégiques. Quant à Israël, qui se présente désormais comme le soutien et l’ami des dictatures arabes, il faudra que son gouvernement prenne en compte que ces dictatures ne sont effectivement amies que de son politique de colonisation aveugle. A terme, seules des démocraties intégrant toutes les forces politiques légalistes et non violentes, permettront la paix au Moyen Orient avec la condition, bien sûr, que cette dernière respecte la dignité des Palestiniens et ne soient plus un mot vide de sens permettant la colonisation rampante dont l’objectif est au fond la disparition d’une Palestine viable.