Michel Onfray : Jean Soler, l'homme qui a déclaré la guerre aux monothéismesLe Point.fr - Publié le 07/06/2012 à 00:00Polémique. Dans "Qui est Dieu ?" (éditions de Fallois), Jean Soler,
philosophe érudit et méconnu, s'attaque aux trois religions monothéistes. Un
livre décapant qui va faire débat.La France est riche d'une école exégétique biblique vieille de quatre
siècles : de Richard Simon, son inventeur, un contemporain de Bossuet,
jusqu'à Jean Soler, un savant bientôt octogénaire auquel notre époque a
scandaleusement tourné le dos, en passant par le curé Meslier, le baron
d'Holbach, l'anarchiste Proudhon, le laïc Charles Guignebert, Paul-Louis
Couchoud ou Prosper Alfaric, qui nie l'existence historique de Jésus, il
existe une école française remarquable de lecture des textes dits sacrés
comme des textes historiques, ce que, bien sûr, ils sont. Le silence qui
accompagne cette ligne de force scientifique s'explique dans un monde
imprégné de judéo-christianisme.
Qui est Jean Soler ? Un diplomate érudit, un homme qui a passé sa vie à
lire, traduire, analyser et éplucher dans leurs langues originales les
textes fondateurs du monothéisme. Diplomate, il le fut huit années en
Israël, où il a été conseiller culturel et scientifique à l'ambassade de
France. Il a également travaillé en Algérie, en Pologne, en Iran et en
Belgique. Depuis 1993, ce défenseur des langues régionales vit en pays
catalan et travaille dans un petit bureau-bibliothèque lumineux comme une
cellule monacale, entre mer et montagne, France et Espagne.
L'homme ne se répand pas, il va à l'essentiel. Son oeuvre dense concentre le
résultat d'années de travaux solitaires et de recherches loin du bruit et de
la fureur. Voilà pourquoi le fruit de ses études se trouve ramassé dans Aux
origines du Dieu unique, un essai en trois volumes : L'invention du
monothéisme (2002), La loi de Moïse (2003) et Vie et mort dans la Bible
(2004). En 2009, il ajoute un opus intitulé La violence monothéiste.
Dynamiteur
Cet agrégé de lettres classiques déconstruit les mythes et les légendes
juifs, chrétiens et musulmans avec la patience de l'horloger et l'efficacité
d'un dynamiteur de montagne. Il excelle dans la patience du concept, il
fournit ses preuves, il renvoie avec précision aux textes, il analyse
minutieusement. Il a toutes les qualités de l'universitaire, au sens noble
du terme ; voilà pourquoi l'université, qui manque de ces talents-là, ne le
reconnaît pas.
Cette patience de l'horloger qui ne convainc pas l'université se double donc
de l'efficacité du dynamiteur qui pourrait plaire aux journalistes. Mais, si
l'université ne doit pas aimer chez lui l'usage des bâtons de dynamite, les
journalistes, eux, n'apprécient probablement pas sa méticulosité
conceptuelle. Voilà pourquoi cet homme est seul, et sa pensée
révolutionnaire, méconnue.
Certes, il a pour lui la caution d'un certain nombre de pointures
intellectuelles du XXe siècle : Claude Lévi-Strauss, Jean-Pierre Vernant,
Marcel Detienne, Maurice Godelier, Ilya Prigogine, mais aussi Edgar Morin,
Claude Simon, René Schérer, Paul Veyne lui ont dit tout le bien qu'ils
pensaient de son travail. Mais rien n'y fait, le nom de Jean Soler ne
déborde pas le cercle étroit d'une poignée d'aficionados - même si ses
livres, tous édités aux éditions de Fallois, se vendent bien.
Jean Soler vient donc d'avoir la bonne idée de faire paraître Qui est Dieu
?. Le résultat est un texte bref qui synthétise la totalité de son travail,
pourtant déjà quintessencié, un petit livre vif, rapide, dense, qui propose
un feu d'artifice avec le restant de dynamite inutilisé... C'est peu dire
qu'il s'y fera des ennemis, tant le propos dérange les affidés des trois
religions monothéistes.
Six idées reçues
Jean Soler démonte six idées reçues. Première idée reçue : la Bible dépasse
en ancienneté les anciens textes fondateurs. Faux : les philosophes ne
s'inspirent pas de l'Ancien Testament, car "la Bible est contemporaine, pour
l'essentiel, de l'enseignement de Socrate et des oeuvres de Platon. Remaniée
et complétée plus tard, elle est même, en grande partie, une oeuvre de
l'époque hellénistique".
Deuxième idée reçue : la Bible a fait connaître à l'humanité le dieu unique.
Faux : ce livre enseigne le polythéisme et le dieu juif est l'un d'entre les
dieux du panthéon, dieu national qui annonce qu'il sera fidèle à son peuple
seulement si son peuple lui est fidèle. La religion juive n'est pas
monothéiste mais monolâtrique : elle enseigne la préférence d'un dieu parmi
d'autres. Le monothéisme juif est une construction qui date du Ve siècle
avant l'ère commune.
Troisième idée reçue : la Bible a donné le premier exemple d'une morale
universelle. Faux : ses prescriptions ne regardent pas l'universel et
l'humanité, mais la tribu, le local, dont il faut assurer l'être, la durée
et la cohésion. L'amour du prochain ne concerne que le semblable, l'Hébreu,
pour les autres, la mise à mort est même conseillée.
Quatrième idée reçue : les prophètes ont promu la forme spiritualisée du
culte hébraïque. Faux : pour les hommes de la Bible, il n'y a pas de vie
après la mort. L'idée de résurrection est empruntée aux Perses, elle
apparaît au IIe siècle avant J.-C. Celle de l'immortalité de l'âme, absente
de la Bible hébraïque, est empruntée aux Grecs.
Cinquième idée reçue : le Cantique des cantiques célèbre l'amour réciproque
de Dieu et du peuple juif. Faux : ce texte est tout simplement un poème
d'amour. S'il devait être allégorique, ce serait le seul livre crypté de la
Bible.
Sixième idée reçue : Dieu a confié aux juifs une mission au service de
l'humanité. Faux : Dieu a célébré la pureté de ce peuple et interdit les
mélanges, d'où les interdits alimentaires, les lois et les règles,
l'interdiction des mélanges de sang, donc des mariages mixtes. Ce dieu a
voulu la ségrégation, il a interdit la possibilité de la conversion, l'idée
de traité avec les nations étrangères, et il ne vise pas autre chose que la
constitution identitaire d'un peuple. Ce dieu est ethnique, national,
identitaire.
Le dieu unique : un guerrier
Fort de ce premier déblayage radical, Jean Soler propose l'archéologie du
monothéisme. À l'origine, les Hébreux croient à des dieux qui naissent,
vivent et meurent. Leurs divinités sont diverses et multiples. Yahvé a même
une femme, Ashera, reine du ciel, à laquelle on sacrifie des offrandes -
libations, gâteaux, encens. Pour ramasser cette idée dans une formule-choc,
Jean Soler écrit : "Moïse ne croyait pas en Dieu." Le même Moïse, bien que
scribe de la Torah, ne savait pas écrire : les Hébreux n'écrivent leur
langue qu'à partir du IXe ou du VIIIe siècle. Si Yahvé avait écrit les Dix
Commandements de sa main, le texte n'aurait pas pu être déchiffré avant
plusieurs siècles.
Le dieu unique naît dès qu'il faut expliquer que ce dieu national et
protecteur ne protège plus son peuple. Il y eut un temps bénit, celui de la
sortie d'Égypte, de la conquête de Canaan, de la constitution d'un royaume ;
mais il y eut également un temps maudit : celui de la sécession lors de la
création de la Samarie, un État indépendant, celui de son annexion par les
Assyriens, à la fin du VIIIe siècle, et de la déportation du peuple, celui
de la destruction de Jérusalem par le roi babylonien Nabuchodonosor au début
du VIe siècle.
Le monothéisme s'impose dans la seconde moitié du IVe siècle. Le dieu des
Perses, qui leur est favorable, devient le dieu des juifs, qui souhaitent
eux aussi obtenir ses faveurs. Ce même dieu favorise l'un ou l'autre peuple
selon ses mérites. On cesse de nommer Yahvé, pour l'appeler Dieu ou
Seigneur. Les juifs réécrivent alors le premier chapitre de la Genèse.
Menacé de disparition physique, le peuple juif cherche son salut dans
l'écrit. Il invente Moïse, un prophète scribe qui consigne la parole de
Yahvé. Il se donne une existence littéraire et se réfugie dans les livres
dont le contenu est arrêté par des rabbins vers l'an 100 de notre ère. Les
juifs deviennent alors le peuple du Livre et du dieu unique.
Le dieu unique devient vengeur, jaloux, guerrier, belliqueux, cruel,
misogyne. Jean Soler associe le polythéisme à la tolérance et le monothéisme
à la violence : lorsqu'il existe une multiplicité de dieux, la cohabitation
rend possible l'ajout d'un autre dieu, venu d'ailleurs ; quand il n'y a
qu'un dieu, il est le vrai, l'unique, les autres sont faux. Dès lors, au nom
du dieu un, il faut lutter contre les autres dieux, car le monothéisme
affirme : "Tous les dieux sauf un sont inexistants."
Invention du génocide
"Tu ne tueras point" est un commandement tribal, il concerne le peuple juif,
et non l'humanité dans sa totalité. La preuve, Yahvé commande de tuer, et
lisons Exode, 32. 26-28, trois mille personnes périssent sur son ordre. Dans
Contre Apion, l'historien juif Flavius Josèphe établit au Ier siècle de
notre ère une longue liste des raisons qui justifient la peine de mort :
adultère, viol, homosexualité, zoophilie, rébellion contre les parents,
mensonge sur sa virginité, travail le jour du sabbat, etc.
Jean Soler aborde l'extermination des Cananéens par les juifs et parle à ce
propos d'"une politique de purification ethnique à l'encontre des nations de
Canaan". Puis il signale que le Livre de Josué précise qu'une trentaine de
cités ont été détruites, ce qui lui permet d'affirmer que les juifs
inventent le génocide - "le premier en date dans la littérature mondiale"...
Jean Soler poursuit en écrivant que cet acte généalogique "est révélateur de
la propension des Hébreux à ce que nous nommons aujourd'hui l'extrémisme".
Toujours soucieux d'opposer Athènes à Jérusalem, Jean Soler note que la
Grèce, forte de cent trente cités, n'a jamais vu l'une d'entre elles avoir
le désir d'exterminer les autres.
En avançant dans le temps, Jean Soler, on le voit, ouvre des dossiers
sensibles. La lecture des textes dits sacrés relève effectivement de la
politique. Il interroge donc la postérité du modèle hébraïque dans
l'histoire et avance des hypothèses qui ne manqueront pas de choquer.
Le judaïsme, écrit-il, a été en crise cinq fois en mille ans. Il l'est aux
alentours de l'an 0 de notre ère. D'où son attente d'un messie capable de le
sauver et de lui redonner sa splendeur. Il y a pléthore de prétendants,
Jésus est l'un d'entre eux. Ce sectateur juif renonce au nationalisme de sa
tribu au profit de l'universalisme. Dès lors, il n'y a qu'un dieu, et il est
le dieu de tous. Plus besoin, donc, des interdits qui cimentaient la
communauté tribale appelée à régner sur le monde une fois régénérée.
Si Jésus séparait bien les affaires religieuses et celles de l'État, s'il
récusait l'usage de la violence et prêchait un pacifisme radical, il n'en va
pas de même pour l'empereur Constantin, qui, en son nom, associe religion et
politique dans son projet impérial théocratique. Sous son règne, les
violences, la guerre, la persécution se trouvent légitimées - d'où les
croisades, l'Inquisition, le colonialisme du Nouveau Monde. Pendant ce
temps, les juifs disparaissent de Palestine et constituent une diaspora
planétaire. L'islam conquiert sans discontinuer et la première croisade,
précisons-le, se trouve fomentée par les musulmans contre les chrétiens.
Le schéma judéo-chrétien s'impose, même à ceux qui se disent indemnes de
cette religion. Jean Soler pense même le communisme et le nazisme dans la
perspective schématique de ce modèle de pensée. Ainsi, chez Marx, le
prolétariat joue le rôle du peuple élu, le monde y est vu en termes
d'oppositions entre bien et mal, amis et ennemis, l'apocalypse (la guerre
civile) annonce le millénarisme (la société sans classes).
Une oeuvre qui gêne
De même chez Hitler, dont Jean Soler montre qu'il n'a jamais été athée mais
que, catholique d'éducation, il n'a jamais perdu la foi. Pour Jean Soler,
"le nazisme selon Mein Kampf (1924) est le modèle hébraïque auquel il ne
manque même pas Dieu" : Hitler est le guide de son peuple, comme Moïse ; le
peuple élu n'est pas le peuple juif, mais le peuple allemand ; tout est bon
pour assurer la suprématie de cette élection ; la pureté assure de
l'excellence du peuple élu, dès lors, il faut interdire le mélange des
sangs.
Pour l'auteur de Qui est Dieu ?, le nazisme détruit la position concurrente
la plus dangereuse. Jean Soler cite Hitler, qui écrit : "Je crois agir selon
l'esprit du Tout-Puissant, notre créateur, car, en me défendant contre le
juif, je combats pour défendre l'oeuvre du Seigneur." Les soldats du Reich
allemand ne portaient pas par hasard un ceinturon sur la boucle duquel on
pouvait lire : "Dieu avec nous"...
On le voit bien, Jean Soler préfère la vérité qui dérange à l'illusion qui
sécurise. Son oeuvre gêne les juifs, les chrétiens, les communistes, les
musulmans. Ajoutons : les universitaires, les journalistes, sinon les
néonazis. Ce qui, convenons-en, constitue un formidable bataillon ! Faut-il,
dès lors, s'étonner qu'il n'ait pas l'audience que son travail mérite ?
Accusation
L'accusation d'antisémitisme, bien sûr, est celle qui accueille le plus
souvent ses recherches. Elle est l'insulte la plus efficace pour discréditer
le travail d'une vie, et l'être même d'un homme. En effet, Jean Soler
détruit des mythes juifs : leur dieu fut un parmi beaucoup d'autres, puis il
ne devint unique que sous la pression opportuniste ethnique et tribale,
nationaliste. Toujours selon Jean Soler, le monothéisme devient une arme de
guerre forgée tardivement pour permettre au peuple juif d'être et de durer,
fût-ce au détriment des autres peuples. Il suppose une violence intrinsèque
exterminatrice, intolérante, qui dure jusqu'aujourd'hui. La vérité du
judaïsme se trouve dans le christianisme qui universalise un discours
d'abord nationaliste. Autant de thèses iconoclastes !
À quoi Jean Soler ajoute que la Shoah ne saurait être ce qui est couramment
dit : "Un événement absolument unique, qui excéderait les limites de
l'entendement humain. Effort désespéré pour accréditer à tout prix, jusque
dans le pire malheur, l'élection par Dieu du peuple juif ! En réalité,
l'existence de la Shoah est la preuve irréfutable de la non-existence de
Dieu." Soler inscrit la Shoah dans l'histoire, et non dans le mythe. Il lui
reconnaît un rôle majeur, mais inédit dans la série des lectures de cet
événement terrible : non pas événement inédit, mais preuve définitive de
l'inexistence de Dieu - quel esprit assez libre pourra entendre cette
lecture philosophique et historique ?
Renaissance grecque
Jean Soler, on le voit, a déclaré une guerre totale aux monothéismes. Bien
sûr, il ne souhaite pas revenir au polythéisme antique, mais il propose que
nous nous mettions enfin à l'école de la Grèce après plus de mille ans de
domination judéo-chrétienne. Une Grèce qui ignore l'intolérance, la
banalisation de la peine de mort, les guerres de destruction massive entre
les cités ; une Grèce qui célèbre le culte des femmes ; une Grèce qui ignore
le péché, la faute, la culpabilité ; une Grèce qui n'a pas souhaité
l'extermination massive de ses adversaires ; une Grèce qui, à Athènes, où
arrive saint Paul, avait édifié un autel au dieu inconnu comme preuve de sa
générosité et de son hospitalité - cet autel fut décrété par Paul de Tarse
l'autel de son dieu unique, le seul, le vrai. Constantin devait donner à
Paul les moyens de son rêve.
Nous vivons encore sous le régime de Jérusalem. Jean Soler, solitaire et
décidé, campe debout, droit devant deux mille ans d'histoire, et propose une
Renaissance grecque. Le déni étant l'une des signatures du nihilisme
contemporain, on peut décliner l'invitation. Mais pourra-t-on refuser plus
longtemps de débattre de l'avenir de notre civilisation ? Avons-nous les
moyens de continuer à refuser le tragique de l'histoire pour lui préférer la
comédie des mythes et des légendes ? Nietzsche aurait aimé ce disciple qui
va fêter ses 80 ans. Et nous ?
Par Michel Onfray
a.. Réduire le texte
b.. Grossir le texte
Qui est Dieu ?, de Jean Soler (éditions de Fallois).
Repères
1933 Naissance à Arles- sur-Tech.
1959 Agrégation de lettres classiques.
1973 " Sémiotique de la nourriture dans la Bible " (revue " Annales ").
2002 " Aux origines du Dieu unique ", t. I : " L'invention du monothéisme "
(Ed. de Fallois), salué par Edgar Morin et Claude Simon. Réédité dans la
collection " Pluriel " (Hachette).
2009 " La violence monothéiste " (Ed. de Fallois). 2012 " Qui est Dieu ? "