- Ungern a écrit:
- Faudrait relire ton histoire le Gave,et les discussions qui ont prcédées à l'établissement des frontières .
Tu verras,c'est intéressant .
E quand t'auras fini tu pourras faire un petit résumé pour Coco .
Le partage impossible des eaux du Jourdain : plans et contre-plans, le film d’un échec.L’eau, source de conflit ou instrument politique. Article issu du site www.irenees.net
Par Gaël Bordet
janvier 2002
Le contexte historique
Au cours de la première guerre mondiale, dans le cadre
des réflexions engagées pour la création d’une entité territoriale juive
en Palestine, les sionistes anglais multiplièrent les tractations
secrètes avec des représentants du gouvernement britannique afin
d’obtenir que cette future entité intègre à l’intérieur de ses
frontières les lits de l’ensemble des affluents du Jourdain. Pour ce
faire, la frontière Nord devait être marquée par le cours Est-Ouest du
Litani. La Déclaration Balfour de 1917 entérina bien l’idée d’un « foyer
national juif en Palestine » , mais la question des frontières resta en
suspens et à la conférence de San Remo, le 25 avril 1920, les
frontières Nord furent tracées en respectant les relevés des cartes
d’état major du corps d’occupation français : le futur foyer juif
n’avait alors aucun droit sur le Litani. De même, il fut décidé à San
Remo, que le Jourdain formerait la frontière entre la Palestine et le
futur Etat arabe autonome de Transjordanie, ce qui a constitué une
nouvelle désillusion pour les sionistes, soucieux depuis lors de
préserver leurs ressources hydriques et d’assurer leur sécurité
alimentaire.
Si l’importance de l’eau et les difficultés qu’il y
aurait à la partager équitablement furent évoquées officiellement pour
la première fois en 1919 lors de la Conférence de la Paix de Paris,
plusieurs études furent entreprises dès le XIXe siècle, pour déterminer
les conditions dans lesquelles un partage territorial pourrait s’opérer
au regard des ressources disponibles. Parmi les travaux les plus
intéressants, nous pouvons retenir la mission d’ingénieurs de 1867
financée par une organisation sioniste de développement, « la Fondation
d’exploration de la Palestine » . Cette mission fit état de ressources
hydriques suffisantes pour l’installation de millions de personnes à
condition toutefois de canaliser l’eau du nord pour alimenter les terres
du sud. C’est sur la base de ce rapport que se formulèrent les
revendications sionistes quant au tracé des frontières. Cependant, les
puissances occidentales ont finalement privilégié un autre rapport, plus
équilibré, remis par la commission dépêchée au Proche-Orient sur
l’initiative du président américain Wilson et qui insistait notamment
sur l’importance de l’eau dans l’agriculture irriguée des Arabes de
Palestine.
Le partage territorial une fois décidé, puis les mandats
britanniques et français officialisés, les premières difficultés
survinrent lorsqu’il fallut faire cohabiter Juifs et Arabes en
conciliant leurs intérêts respectifs. Malgré les mises en garde du
rapport américain, les Britanniques n’ont, semble-t-il, pas pris
pleinement conscience de l’enjeu hydrique et de la nécessité d’une
répartition équitable de cette ressource. Dès 1921, avec l’arrivée
massive de nouveaux pionniers, les traditionnels kvoutsot
1 ont progressivement cédé la place aux kibboutzim, symboles de la
conquête de la terre et de sa mise en valeur. Les premiers kibboutzim
(Ein Harod et Tel Yossef) ont eu pour priorité de constituer des
villages communautaires d’une certaine dimension, capables de favoriser
une vie sociale stable et de développer un tissu économique diversifié.
En 1926, après avoir fait du développement de
l’hydroélectricité* une priorité absolue, le Haut Commissaire
britannique en Palestine accorda une concession de 70 ans sur les eaux
du Yarmouk et du Jourdain à la « Palestine Electric Corporation » (PEC),
appelée également « Rutenberg concession » , du nom du directeur
israélite de la compagnie d’électricité, Pinhas Rutenberg
2.
Cette concession porta un rude coup à l’agriculture palestinienne et
aux projets de la Transjordanie, tenue en 1928 de ratifier l’accord
entre l’autorité mandataire et la compagnie juive alors qu’elle était
encore placée sous autorité britannique. La Transjordanie parvint
toutefois à formuler une réserve, retenue de jure, concernant l’eau
d’irrigation, même si dans les actes cela n’a pas entraîné de
changements concrets car le pouvoir mandataire n’a jamais développé une
réelle politique d’irrigation, ni à l’Est, ni à l’Ouest du Jourdain,
contrairement à ce qui était convenu selon les termes du mandat. En
effet, il avait été décidé que l’Angleterre introduirait « un régime
agraire adapté aux besoins du pays, eu égard entre autres choses aux
avantages qu’il pourrait y avoir à encourager la colonisation intense et
la culture intensive de la terre » ; il était également précisé
qu’elle devait pour ce faire « s ‘entendre avec l’organisme juif désigné
pour développer toutes les ressources naturelles du pays »
3.
Or, les populations qui vivaient alors de l’agriculture irriguée n’ont
eu droit à compensation de la part de la PEC que dans la mesure où le
minimum vital n’était plus assuré, et cette règle simplement rétroactive
ne s’est pas appliquée aux terres nouvellement irriguées.
En tout état de cause, cette orientation prise par
l’autorité mandataire ne pouvait permettre une rationalisation
satisfaisante de l’agriculture, pas plus que sa nécessaire
modernisation. De surcroît, la PEC avait une entière liberté en matière
d’allocations des ressources hydriques puisqu’elle avait tout pouvoir de
décision sur les quantités d’eau qu’elle estimait nécessaires à la mise
en oeuvre de ses programmes hydroélectriques. Ainsi, par le biais de la
Concession Rutenberg, et bien qu’ils n’aient jamais officiellement
obtenu l’autorisation de s’installer sur la rive Est du Jourdain, les
sionistes avaient fini par contrôler l’économie de la Transjordanie. De
ce fait même, ils empêchaient l’Emirat de Transjordanie d’entreprendre
l’irrigation des terres du ghor
4 oriental du fleuve.
En 1929, pour conforter ses positions, l’Organisation
sioniste créa la « Jewish Agency’s Water Authority » chargée de
représenter le peuple juif dans les négociations ayant trait aux
destinées du foyer juif de Palestine. Ainsi, le Ychouv avait fini par
s’assurer le contrôle de l’alimentation en eau dans l’ensemble du bassin
du Jourdain, allant jusqu’à influer sur les décisions concernant la
Jordanie puisque la PEC avait établi ses installations à Naharayim au
confluent du Yarmouk et du Jourdain, partiellement sur la rive
jordanienne du fleuve, se servant du lac de Tibériade comme réservoir
dès 1932. Dans le même temps, les Britanniques accordaient de nouvelles
concessions à diverses compagnies juives en vue de l’exploitation des
rivières palestiniennes. A partir de janvier 1933, avec l’avènement du
National Socialisme en Allemagne et « l’accord de transfert » conclu
entre l’Allemagne nazie et les organisations sionistes, « la présence
juive en Palestine est entrée dans un cercle vertueux où l’arrivée
massive d’hommes et de capitaux, immédiatement mobilisés dans des
activités productives, permit une croissance économique rapide. (…)
L’économie juive se développa et se consolida grâce à ce marché financé
de l’extérieur. La seule activité exportatrice de la Palestine était
alors l’agrumiculture dont la production était partagée par moitié entre
Juifs et Arabes »
5.
En 1934, encouragée par les mouvements sionistes, la compagnie
libanaise, « Lebanese concessionaries » délégua ses droits sur le lac
Houleh aux sionistes qui assainirent les marécages, modifièrent
l’équilibre environnemental et entreprirent de drainer les eaux du lac
pour assurer une irrigation des terres de la Galilée. En Palestine,
enfin, les sionistes accentuaient leur politique de peuplement et dans
le cadre de celle-ci, commençaient à déstructurer les petites sociétés
arabes pastorales et agraires ; « ainsi, tandis que la PICA (Palestine
Jewish Colonisation Association
6 ) menait une action pleine de tact et même d’amitié envers les Arabes,
leur fournissant toujours du travail, précise A.M.Goichon, le Fonds
National Juif faisait peser sur elle une très forte pression pour
qu’elle consente à remplacer tous les travailleurs arabes par des juifs,
ce qui allait en effet devenir une règle en Palestine »
7.
Ainsi, au centre du débat sur la répartition de l’eau
dans le bassin du Jourdain, il y a depuis l’origine une triple
revendication : d’abord la question de la constitution de différentes
entités nationales sur les terres de l’ancien Empire ottoman ; ensuite
la possibilité pour ces peuples formés autour d’une appartenance
tribale, familiale, ou confessionnelle, d’exercer une souveraineté sur
ces terres ; et enfin, le droit à un mode de vie satisfaisant pour tous.
Les Juifs d’abord, se sont battus pour obtenir ces droits, c’est à
présent au tour des Palestiniens, auxquels s’identifient les autres
riverains arabes du bassin qui eux-mêmes ont eu en leur temps à faire
valoir leurs droits à la souveraineté territoriale vis à vis d’Israël.
Les plans de partage de l’eau dans le bassin jordanien
ont, dans une large mesure, tenté d’apporter une réponse technique à
cette difficile construction des espaces nationaux et ont ainsi été
marqués par l’émergence progressive d’une nation juive à laquelle se
sont toujours opposés les jeunes Etats arabes voisins. C’est la raison
pour laquelle « l’histoire des projets d’irrigation, comme l’écrit
A.M.Goichon, peut être divisée schématiquement en trois périodes : celle
des plans faits séparément pour l’Est et pour l’Ouest du Jourdain
jusqu’en 1950 ; celle des projets destinés à la mise en valeur de
l’ensemble de la vallée, de 1951 à 1957, et enfin le retour aux plans
séparés- à l’exception notable du plan Johnston finalement non ratifié-
faute d’avoir obtenu l’entente nécessaire »
8.
Un premier plan de grands travaux hydrauliques est
proposé en 1913 sous l’Empire Ottoman par le responsable des Travaux
publics en Palestine, Georges Franghi, qui recommandait alors le
déversement du Yarmouk dans le lac de Tibériade en construisant un
barrage sur le Yarmouk et qui insistait sur la nécessité de creuser un
canal d’une capacité de 100 millions de mètres cubes d’eau par an pour
irriguer la vallée du Jourdain.
Mais la guerre puis l’éclatement de l’Empire ottoman sont
venus contrarier ces projets et les premières initiatives marquantes en
matière de partage global des ressources hydriques dans le bassin du
Jourdain sont à mettre au crédit de l’Angleterre, qui soucieuse de
maintenir l’ordre en Palestine et en Transjordanie, a multiplié les
commissions d’études sur ces questions. C’est ainsi qu’en 1928, le
rapport Henriques conseilla l’irrigation du triangle du Yarmouk, et
qu’en 1937 le rapport de la Commission Peel composée d’ingénieurs
proposa la construction de canaux qui conduiraient l’eau depuis le lac
de Tibériade jusque dans le sud, sur chaque rive du Jourdain, mais ce
projet s’est rapidement heurté à l’opposition de la PEC.
Les plans se sont alors succédés, et les parties
directement concernées ont elles-mêmes proposé des aménagements, le plus
souvent peu équilibrés ou peu consensuels. En 1939, Ionides, alors
directeur du service du Développement dans l’administration
transjordanienne, présenta une estimation des ressources en eaux,
réalisa un recensement des sols cultivables de la vallée du Jourdain et
préconisa une dérivation des eaux du Yarmouk au moyen d’un canal, afin
de rendre possible l’irrigation des terres cultivables le long de la
rive orientale du Jourdain. Ce « rapport Ionides » eut deux
répercussions majeures : d’abord, face au pessimisme des estimations
quant aux quantités d’eau disponibles, les Arabes se sont trouvés
confortés dans leur opposition à une immigration massive des Juifs en
Palestine, et ensuite, cela encouragea la Transjordanie à entreprendre
la construction d’un grand canal sur le ghor oriental.
En 1942, la Jewish Agency’s Water Authority et la
Rutenburg’s Palestine Electric Corporation se sont entendues avec les
Ingénieurs libanais sur une coopération bilatérale : en contrepartie de
la dérivation du 1/7ème des eaux du Litani vers la Galilée, les
sionistes proposèrent de produire de l’électricité pour le Liban.
En 1944, Lowdermilk se voit chargé par l’Agence Juive de
réaliser une étude sur l’état des ressources hydriques du bassin
jordanien, afin de faire contre poids avec le plan Ionides. Après avoir
fait état de ressources très suffisantes pour permettre l’installation
de plusieurs millions de personnes en précisant que les populations
arabes auraient la possibilité de migrer vers les plaines du Tigre et de
l’Euphrate, Lowdermilk a proposé que soit créée une autorité, la
« Jordanian River Valley Authority » , pour orienter les grands travaux
d’aménagement du bassin jordanien au nombre desquels « l’irrigation de
la plaine côtière et du Néguev, le creusement d’un canal de 45 km
reliant la Méditerranée à la mer Morte afin de l’alimenter, la
dérivation du Yarmouk vers le lac de Tibériade, et le creusement de
canaux le long des deux ghors du Jourdain afin d’irriguer les terres
agricoles de la vallée »
9.
L’avènement de l’Etat d’Israël le 14 mai 1948 donna lieu à
une violente réaction de la Ligue des Etats arabes qui passa à
l’offensive dès le lendemain et entreprit une invasion du territoire
israélien laquelle se termina par une large défaite des assaillants : au
soir de l’armistice du 7 janvier 1949, Israël avait consolidé son
assise territoriale, désormais étendue au Néguev dans le sud, et à la
Galilée dans le nord. Lors de cet affrontement, Israël s’est d’autre
part rendu maître des sources du Dan, du triangle du Yarmouk et de la
rive occidentale du Jourdain, excepté en Palestine centrale
(Cisjordanie), occupée et annexée par la future Jordanie. Cet événement
majeur, outre la portée politique et la charge symbolique qui l’ont
accompagné, a provoqué un bouleversement démographique et
hydrostratégique* sans précédent dans le bassin du Jourdain. Les
attitudes des différents riverains du bassin se sont alors radicalisées
et face à un Etat hébreu cherchant à préserver les avantages acquis sous
le mandat britannique puis lors de son indépendance, les Etats arabes
ont multiplié les revendications, ce qui a finalement contribué à
maintenir le statu quo, jusqu’en 1967 et la guerre des Six jours. La
Jordanie qui en 1949 dut accueillir près d’un demi - million de réfugiés
palestiniens chassés de leurs terres, n’eut de cesse de pouvoir
réaliser les projets hydrauliques lui permettant de développer son
agriculture et, outre la satisfaction de ses besoins propres, d’employer
et de nourrir cette population palestinienne. De même, en Israël, la
politique de peuplement accéléré entreprise depuis l’indépendance
nécessita l’accroissement de la production agricole et électrique afin
d’assurer une certaine sécurité alimentaire et de réunir les conditions
d’un développement industriel. C’est dans cette perspective que dès 1948
l’Etat hébreu chargea deux ingénieurs américains, Hays et Savage de
réaliser une étude de faisabilité du plan Lowdermilk. Parallèlement à
cela, les Israéliens mettaient en place un « Plan National d’Adduction
d’Eau » qui comportait plusieurs mesures d’intérêt prioritaire - comme
le drainage* du lac Houleh, ou encore la dérivation vers le sud des eaux
du Jourdain en construisant un barrage sur le fleuve à Jisr Banat
Yaakoub au sud du lac Houleh - dont l’application fut confiée à Tahal,
un organisme public chargé de la gestion de l’eau. Ces mesures
constituèrent l’essentiel des travaux du « National Water Carrier » ,
principal projet d’adduction hydraulique d’Israël de nos jours encore.
Dans l’espoir de mettre un terme à l’escalade de la
violence, et de faire face aux problèmes croissants de déplacements ou
d’exodes de populations, plusieurs études furent entreprises. Une
première, à la demande de la Commission de conciliation des Nations
Unies pour la Palestine, qui confia à G.Klapp, ingénieur de la Tennessee
Valley Authority, le soin de réaliser un plan de développement régional
permettant d’assurer la réinsertion des réfugiés palestiniens, puis
proposa la création d’une « Autorité internationale des eaux » inter
étatique pour le bassin du Jourdain. Ces deux initiatives, rendues
publiques en 1949 furent accueillies avec frigidité par les riverains du
Jourdain et manquèrent leur but. Une seconde étude fut entreprise en
1952 sous l’impulsion des Etats Unis
10,
dont l’objet était de procéder à une évaluation des ressources
hydriques du bassin jordanien, et qui, sous la responsabilité de Mills
E.Bunger, proposait la construction de plusieurs barrages- un à Maqarin
sur le Yarmouk, relié par un canal à un second barrage de dérivation à
Adassiyya plus en aval qui devait conduire les eaux du barrage de
Maqarin vers le canal creusé le long du ghor oriental du Jourdain- mais
ne fut pas retenue par les Américains eux-mêmes, faute d’être parvenus à
un accord de partage des eaux entre l’ensemble des riverains du
Jourdain, et en raison d’autre part du coût d’un tel aménagement.
Pourtant, malgré les efforts redoublés de la communauté
internationale et la multiplication des plans de « conciliation » , le
problème principal, à savoir le règlement des litiges touchant au tracé
et aux délimitations des frontières n’a pour ainsi dire jamais été
évoqué dans le cadre d’un partage de l’eau. C’est sans doute l’une des
raisons qui expliquent que les tentatives de règlement régional de la
question de l’eau ne produisirent pas les effets escomptés. Ainsi la
tension restait palpable, et le 2 septembre 1953, Israël entreprit la
réalisation de la première étape du National Water Carrier comme le
prévoyait le Plan national israélien d’adduction d’eau. Les Israéliens
procédèrent au creusement d’un canal à Gesher B’not Yaakov dans le
triangle du Yarmouk
11,
région démilitarisée peuplée de Syriens mais sous contrôle israélien,
ce qui occasionna des incidents entre les armées des deux pays. Déjà en
1951, la Syrie avait tenté de s’opposer au drainage par Israël des
marais de Houleh, également situés partiellement en zone démilitarisée
selon l’armistice de 1949, mais ce projet fut mené à bien et achevé en
1956. En octobre 1953, la Syrie déposa une requête auprès du Conseil de
sécurité des Nations Unies arguant du fait que les travaux hydrauliques
entrepris par Israël dépossédaient les habitants arabes de leurs droits
sur les ressources naturelles de la région de la source al-Hammah. Le 16
du mois, soit deux jours après le massacre de Jordaniens à Qibya lors
de travaux de canalisation, le président américain, Eisenhower, annonça
la venue prochaine au Proche Orient de l’émissaire spécial Eric
Johnston. Après des pressions exercées par l’ONU et l’annonce par les
Etats Unis de la suspension de l’aide financière accordée à Israël,
l’Etat hébreu mit un terme à ses projets de dérivation hors ses
frontières pour finalement entreprendre de nouveaux travaux de
canalisation à partir d’Eshed Kinrot sur le lac de Tibériade : c’est de
là que le National Water Carrier s’alimente depuis lors, pour ensuite
serpenter jusque dans le sud du pays en contournant la Cisjordanie.
Cette même année 1953, devant les menaces persistantes
d’une crise grave, et après avoir proposé aux Jordaniens de construire
un grand barrage d’une capacité de 480 millions de mètres cubes sur le
Yarmouk pour procéder à l’irrigation de terres situées le long du
Jourdain et y installer les réfugiés palestiniens, l’UNRWA
12 dut imaginer un nouveau plan de partage régional. La tâche était en
effet devenue trop difficile en raison du coût du projet, de
l’opposition israélienne, et du retrait des Etats Unis ( co-financiers )
et le chantier fut suspendu en décembre. L’UNWRA se tourna alors de
nouveau vers la Tennesse Valley Authority et demanda à son directeur,
G.Klapp de remodeler les anciens projets de partage. Le plan Main-Klapp
qui se dessina à cette occasion (G.Klapp et l’entreprise Chester Main
Inc.) projetait un aménagement du bassin du Jourdain prévu pour être
réalisé en plusieurs phases. Il s’agissait dans un premier temps de
dresser des barrages sur le Hasbani, au Liban, pour la production
d’électricité, sur le Dan et le Banias pour irriguer la Galilée, et un
dernier à Maqarin sur le Yarmouk pour la production d’électricité. Une
deuxième phase aurait vu la réalisation d’un barrage à Adassyya afin de
dériver les eaux du Yarmouk vers le lac de Tibériade, de même que le
creusement de deux canaux de chaque côté du Jourdain. Pourtant, ce plan
qui permettait à chaque Etat de disposer de son quota d’eau à sa guise
fut rejeté. Malgré le refus de ce plan, la communauté internationale
entretenait l’espoir de parvenir à un accord dans les plus brefs délais,
et tandis que E. Johnston entreprenait de nouvelles négociations avec
les riverains du Jourdain, le comité technique de la Ligue des Etats
arabes proposa en 1954 un « plan arabe pour le développement des
ressources hydriques dans le bassin du Jourdain » . Ce plan qui
reprenait partiellement les projets hydrauliques du rapport Main-Klapp
(centrales sur le Hasbani pour le Liban, canaux d’irrigation sur les
rives du Banias en Syrie, l’utilisation des eaux du Yarmouk pour
l’irrigation et l’électricité au profit de la Syrie et de la Jordanie)
comprenait également quelques mesures nouvelles comme l’utilisation des
eaux du lac de Tibériade pour alimenter le ghor oriental du Jourdain,
avec notamment l’attribution d’un quota de 84 millions de mètres cubes
d’eau à Israël : de nombreux experts ont vu dans ce projet de partage la
reconnaissance implicite de l’Etat hébreu par la Ligue des Etats
arabes. Dans le même temps, Israël présenta aussi un nouveau plan, le
plan Cotton. Les Israéliens réclamèrent à cette occasion la moitié des
eaux du Litani, un quota de 500 millions de mètres cubes supplémentaires
d’eau en provenance du Jourdain, une réduction de 20% du quota d’eau
attribué à la Jordanie par le plan Main-Klapp, et annoncèrent leur
volonté de terminer le projet de détournement des eaux du Jourdain vers
le Néguev.
Pour mettre un terme à cette lutte d’influence et donner
un nouveau souffle aux négociations, le commissaire américain E.Johnston
proposa à l’ensemble des riverains du Jourdain de réfléchir à un « plan
unifié » qui serait une synthèse des trois derniers plans en date,
c’est-à-dire le plan Main-Klapp, le plan arabe et le plan Cotton.
L’élaboration d’un plan global et équilibré donna lieu à
de longues négociations, suite aux inquiétudes des différentes parties.
Lors de ces entrevues, précise H.Shuval, « Johnston évita adroitement
toute discussion concernant les droits sur l’eau et réussit à réaliser
un consensus à un niveau technique, entre des experts en ingénierie
hydraulique d’Israël, de Jordanie, de Syrie et du Liban, concernant les
quantités d’eau que chaque riverain pouvait utiliser rationnellement
(…) »
13.
Dans un premier temps, les Israéliens se montrèrent
réservés sur l’idée d’un partage des eaux du Jourdain, craignant de ne
pas recevoir les quantités d’eau nécessaires pour faire face aux besoins
croissants de leur agriculture. Ils n’acceptèrent pas non plus
immédiatement la décision prise par Johnston de satisfaire
prioritairement les autres riverains car cela signifiait qu’eux
devraient se contenter d’un quota d’eau résiduel (disponible notamment
lors des inondations hivernales) qui ne serait pas suffisant en cas de
forte sécheresse. Enfin, l’émissaire américain suggéra la création d’un
« comité neutre » qui, formé d’ingénieurs, serait chargé de superviser
le partage des eaux et de coordonner une coopération technique entre les
Etats du bassin. Sur ce point encore les Israéliens se montrèrent
réticents, ne voulant pas abandonner une partie de leur souveraineté à
une quelconque autorité régionale. Cette question de la création d’une
« commission de bassin » est encore d’actualité et se heurte aux mêmes
difficultés …
Arabes et Israéliens parvinrent tout de même à se mettre
d’accord sur un partage et chaque partie accepta de faire quelques
concessions. L’Etat hébreu autorisa le stockage de l’eau du Yarmouk dans
le lac de Tibériade à condition que cela se limite à l’eau ne servant
pas à l’irrigation du ghor oriental. Les Israéliens renoncèrent
également à revendiquer un quota sur les eaux du Litani. En
contrepartie, les Arabes acceptèrent que le lac de Tibériade leur serve
de réservoir malgré sa forte salinité. De plus, ils permirent à Israël
de réaliser des travaux de dérivation des eaux du Jourdain vers le
Néguev.
En définitive le plan ne sera pas adopté, malgré
l’intérêt que les responsables politiques- tant arabes qu’israéliens -
lui portaient, notamment les dirigeants israéliens qui perçurent à cette
occasion le rôle qu’une coopération hydraulique peut jouer pour asseoir
la paix au Proche-Orient. Ce refus du Cabinet israélien de voter le
projet Johnston, pourtant approuvé par le comité technique, s’explique
en partie par les pressions que le lobby agricole a exercées sur le
pouvoir politique. Le Comité politique de la Ligue arabe rejeta
également le plan pour des raisons tenant davantage à des considérations
politiques qu’à un désaccord sur la nature du partage : accepter ce
plan revenait en effet à reconnaître l’Etat d’Israël, ce qu’aucune
coopération économique ne pouvait justifier.
Volumes des eaux du Jourdain et de ses affluents répartis
entre les Etats dans la forme finale du « Plan unifié » de Johnston, en
millions de mètres cubes par an. Source : Beschorner, 1992
Sources Liban Syrie Jordanie Israël
Hasbani 35 - - -
Banias - 20 - -
Jourdain - 22 100 375- 400 (Israël devait bénéficier des « écoulements résiduels » hivernaux du Jourdain.)
Yarmouk - 90 377 25
Autres - 20 243 -
TOTAL 35 152 720 400
Cette archéologie de la question de l’eau dans le bassin
du Jourdain, nous montre comment s’est progressivement installée une
tension profonde entre les différents riverains, à la suite d’événements
parfois conflictuels, mais le plus souvent insignifiants, du moins en
apparence, comme l’attribution d’une concession ou la réalisation d’un
aménagement hydraulique de faible ampleur. Juxtaposés les uns aux
autres, ces incidents ont finit par faire émerger un contexte politique
particulier : désormais, eau et terre ne font plus qu’un. En 1955 le
rejet du plan Johnston révèle la nature réelle de l’enjeu et permet à
l’ensemble des acteurs de prendre conscience d’une erreur fondamentale :
derrière les désaccords sur les termes du partage, l’échec s’explique
par l’oubli de l’hypothèse politique primordiale, à savoir la non
reconnaissance d’Israël par les Etats arabes.
Après 1967, l’eau cesse d’être un « motif » de conflit et
devient un « instrument » privilégié de la politique territoriale des
riverains du Jourdain.
Au terme de la guerre des « Six jours » (Juin 1967),
Israël occupe le Golan, mais surtout la Cisjordanie et le territoire de
Gaza. Avec cette nouvelle configuration politique, les relations entre
l’Etat hébreu et ses voisins changent de nature. En effet, les
Israéliens qui se sont à cette occasion rendus maîtres des principales
sources du Jourdain, contrôlent également le bassin du Litani libanais,
et s’emparent des aquifères de Judée-Samarie. Pour défendre ces
positions, ils vont développer une attitude politique et militaire très
complexe : l’eau devient alors l’instrument d’enjeux territoriaux et de
souveraineté plus larges. Cette révolution dans les approches de la
question va de pair avec une affirmation plus virulente, dès 1968, du
sentiment nationaliste palestinien en Cisjordanie et à Gaza, territoires
passés sous l’autorité de l’Etat hébreu, bien décidé à administrer de
main de fer les ressources hydriques placées sous sa tutelle.
Ces événements joueront un rôle majeur dans la
redéfinition de la question de l’eau, et après 1978, mais surtout, après
la guerre du Golfe, lorsque se dessinera l’illusion d’un « processus de
paix », lorsque les navettes diplomatiques s’intensifieront comme par
enchantement, les Israéliens tenteront de minimiser l’impact sur le
politique de la question du partage de l’eau : ainsi, enjeu éminemment
politique car instrument de domination territoriale, l’eau se verra
volontairement reléguée par les Israéliens, lors des discussions, parmi
les préoccupations subsidiaires d’ordre technique…
Finalement, les événements tragiques de 1967, 1973, et
1982 auront permis de politiser la question de l’eau, puis de mener sur
une voie sans retour qui a initié un semblant de processus de
régularisation politique et a permis de passer à une nouvelle étape dans
les négociations. Nous sommes désormais rentrés dans l’ère des
micro-plans dont l’élaboration qui obéit à une logique de coopération
technique poussée est le fait de nombreux comités ou équipes d’experts
internationaux, mais dont l’unité et la réalisation demeurent
conditionnées à la progression du processus de régularisation politique.
Ainsi, à la logique ternaire - foyer, souveraineté, sécurité
alimentaire - que nous avons évoquée en préambule à la présentation de
ces différents plans, et qui a présidé à leur élaboration, il conviendra
désormais d’associer une éducation à l’altérité et à la solidarité sans
laquelle il n’existe pas d’alternative à cette « crise de l’eau » .
Pour intensifier le dialogue, il s’agira de s’appuyer sur un droit
commun et acceptable par tous : la « théorie du bassin intégré » peut et
doit être développée à cet effet.
Notes
1 Petite
coopérative dans le cadre de laquelle un groupe modeste (le plus souvent
une famille élargie) installé sur une exploitation appartenant au Fonds
national juif, se consacre aux travaux agricoles.
2 Auparavant,
les Anglais avaient refusé une concession sur les eaux du Jourdain à une
société fondée par un Arabe chrétien de Bethléem. En 1929, Rutemberg
était président du Conseil national des Juifs de Palestine (Vaad Leumi).
3 Art.11 du
texte du 24 juillet 1922 établissant l’Angleterre comme autorité
mandataire pour la Palestine. Rapporté par A.M.Goichon dans L’eau,
problème vital de la région du Jourdain, Correspondance d’Orient n°7,
1965, p.12
4 Le ghor, en arabe jordano-palestinien, désigne la partie non inondable qui longe le fleuve.
5 Henry Laurens, « La faillite du mandat anglais » , dans Israël, de Moïse aux accords d’Oslo, Points Seuil Histoire 1998, p.330
6 Organisation juive britannique
7 Op.cit p.16
8 Op.cit p.19
9 Habib Ayeb, Le bassin du Jourdain dans le conflit israélo-arabe, CERMOC 1993, p.52
10 Par la
United states’ Technical Cooperation Agency, selon le statut qui lui a
été donné par la Doctrine Truman (point 4). Bunger était le chef de la
section Water ressources branch of the US de l’agence de Amman.
11 Le canal
partait d’une source minérale de Hamat Gader (ou El Hamma), lieu de
plusieurs incidents entre Israéliens et Syriens avant les évènements de
1953. Ces sources avaient été attribuées à la Palestine du temps du
mandat
12 UNRWA : United Nations Relief and Works Agency
13 « Une approche pour résoudre les conflits liés à l’approvisionnement en eau » , dans les Cahiers de l’Orient n°44, 1996, p.52
Voir Aussi
Le contentieux israélo-arabe pour l’aménagement des eaux du Yarmouk, l’un des principaux affluents du Jourdain
Le partage impossible des eaux du Jourdain : plans et contre-plans, le film d’un échec.
L’eau et le droit : quel cadre juridique pour une gestion commune et équitable des eaux du bassin jordanien ?
Vers une commission de bassin pour le Jourdain ?