L'éventuel départ d'Assad ne changerait strictement rien à la réalité des rapports de pouvoir et de force dans le pays
Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE, reconnu bien au delà de l'Hexagone pour son expertise du monde arabo-musulman, a livré aux auditeurs son sentiment au cours d'une conférence
retranscrite ci-dessous.
Les pires conjectures formulées au premier semestre 2011 concernant les mouvements de révolte arabes
deviennent aujourd’hui réalité. Je les avais largement exposées dans divers ouvrages et revues à contre
courant d’une opinion occidentale généralement enthousiaste et surtout naïve. Car il fallait tout de même être
naïf pour croire que, dans des pays soumis depuis un demi-siècle à des dictatures qui avaient éliminé toute
forme d’opposition libérale et pluraliste, la démocratie et la liberté allaient jaillir comme le génie de la lampe
par la seule vertu d’un Internet auquel n’a accès qu’une infime minorité de privilégiés de ces sociétés.
Une fois passé le bouillonnement libertaire et l’agitation des adeptes de Facebook, il a bien fallu se rendre à
l’évidence. Le pouvoir est tombé dans les mains des seules forces politiques structurées qui avaient survécu aux
dictatures nationalistes parce que soutenues financièrement par les pétromonarchies théocratiques dont elles
partagent les valeurs et politiquement par les Occidentaux parce qu’elles constituaient un bouclier contre
l’influence du bloc de l’Est : les forces religieuses fondamentalistes. Et le « printemps arabe » n’a mis que six
mois à se transformer en « hiver islamiste ».
En Tunisie et en Égypte, les partis islamistes, Frères musulmans et extrémistes salafistes se partagent de
confortables majorités dans les Parlements issus des révoltes populaires. Ils cogèrent la situation avec les
commandements militaires dont ils sont bien contraints de respecter le rôle d’acteurs économiques dominants
mais s’éloignent insidieusement des revendications populaires qui les ont amenés au pouvoir. Constants dans
leur pratique du double langage, ils font exactement le contraire de ce qu’ils proclament. En, Égypte, après
avoir affirmé sur la Place Tahrir au printemps 2011 qu’ils n’aspiraient nullement au pouvoir, ils revendiquent
aujourd’hui la présidence de la République, la majorité parlementaire et l’intégralité du pouvoir politique.
En Tunisie, et après avoir officiellement renoncé à inclure la chari’a dans la constitution, ils organisent dans les
provinces et les villes de moyenne importance, loin de l’attention des médias occidentaux, des comités de
vigilance religieux pour faire appliquer des règlements inspirés de la chari’a. Ce mouvement gagne
progressivement les villes de plus grande importance et même les capitales où se multiplient les mesures
d’interdiction en tous genres, la censure des spectacles et de la presse, la mise sous le boisseau des libertés
fondamentales et, bien sûr, des droits des femmes et des minorités non sunnites.
Et ces forces politiques réactionnaires n’ont rien à craindre des prochaines échéances électorales. Largement
financées par l’Arabie et le Qatar pour lesquels elles constituent un gage de soumission dans le monde arabe,
elles ont tous les moyens d’acheter les consciences et de se constituer la clientèle qui perpétuera leur
domination face à un paysage politique démocratique morcelé, sans moyens, dont il sera facile de dénoncer
l’inspiration étrangère et donc impie.
La Libye et le Yémen ont sombré dans la confusion. Après que les forces de l’OTAN, outrepassant largement le
mandat qui leur avait été confié par l’ONU, ont détruit le régime du peu recommandable Colonel Kadhafi, le
pays se retrouve livré aux appétits de bandes et tribus rivales bien décidées à défendre par les armes leur pré
carré local et leur accès à la rente. L’éphémère « Conseil National de transition » porté aux nues par l’ineffable
Bernard Henri Lévy est en train de se dissoudre sous les coups de boutoir de chefs de gangs islamistes, dont
plusieurs anciens adeptes d’Al-Qaïda, soutenus et financés par le Qatar qui entend bien avoir son mot à dire
dans tout règlement de la question et prendre sa part dans l’exploitation des ressources du pays en
hydrocarbures.
Au Yémen, le départ sans gloire du Président Ali Abdallah Saleh rouvre la porte aux forces centrifuges qui
n’ont pas cessé d’agiter ce pays dont l’unité proclamée en 1990 entre le nord et le sud n’a jamais été bien
digérée, surtout par l’Arabie Séoudite qui s’inquiétait des foucades de ce turbulent voisin et n’a eu de cesse d’y
alimenter la subversion fondamentaliste. Aujourd’hui, les chefs de tribus sunnites du sud et de l’est du pays,
dont certains se réclament d’Al-Qaïda et tous du salafisme, entretiennent un désordre sans fin aux portes de la
capitale, Sana’a, fief d’une classe politique traditionnelle zaydite – branche dissidente du chi’isme –
insupportable pour la légitimité de la famille séoudienne.
Seul le régime syrien résiste à ce mouvement généralisé d’islamisation au prix d’une incompréhension
généralisée et de l’opprobre internationale.
Avant de développer ce sujet, je crois devoir faire une mise au point puisque d’aucuns croient déceler dans mes
propos et prises de positions des relents d’extrême droite et de complaisance pour les dictatures.
Je me rends régulièrement en Syrie depuis 1966 et y ai résidé pendant plusieurs années. Je ne prétends pas
connaître intimement ce pays mais je pense quand même mieux le connaître que certains de ces journalistes qui
en reviennent pleins de certitudes après un voyage de trois ou quatre jours.
Mes activités m’ont amené à devoir fréquenter à divers titres les responsables des services de sécurité civils et
militaires syriens depuis la fin des années 70. J’ai pu constater qu’ils ne font ni dans la dentelle ni dans la poésie
et se comportent avec une absolue sauvagerie. Ce n’est pas qu’ils ont une conception différente des droits de
l’homme de la nôtre. C’est qu’ils n’ont aucune conception des droits de l’homme…
Leur histoire explique en grande partie cette absence. D’abord, ils puisent leur manière d’être dans quatre siècle
d’occupation par les Turcs ottomans, grands experts du pal, de l’écorchage vif et du découpage raffiné. Ensuite,
ils ont été créés sous la houlette des troupes coloniales françaises pendant le mandat de 1920 à 1943, et, dès
l’indépendance du pays, conseillés techniquement par d’anciens nazis réfugiés, de 1945 jusqu’au milieu des
années 50, et ensuite par des experts du KGB jusqu’en 1990. Tout ceci n’a guère contribué à développer chez
eux le sens de la douceur, de la tolérance et du respect humain.
Quant au régime syrien lui-même, il ne fait aucun doute dans mon esprit que c’est un régime autoritair
Quant au régime syrien lui-même, il ne fait aucun doute dans mon esprit que c’est un régime autoritaire, brutal
et fermé. Mais le régime syrien n’est pas la dictature d’un homme seul, ni même d’une famille, comme l’étaient
les régimes tunisien, égyptien, libyen ou irakien. Tout comme son père, Bashar el-Assad n’est que la partie
visible d’un iceberg communautaire complexe et son éventuel départ ne changerait strictement rien à la réalité
des rapports de pouvoir et de force dans le pays. Il y a derrière lui 2 millions d’Alaouites encore plus résolus
que lui à se battre pour leur survie et plusieurs millions de minoritaires qui ont tout à perdre d’une mainmise
islamiste sur le pouvoir, seule évolution politique que l’Occident semble encourager et promouvoir dans la
région.
Quand je suis allé pour la première fois en Syrie en 1966, le pays était encore politiquement dominé par sa
majorité musulmane sunnite qui en détenait tous les leviers économiques et sociaux. Et les bourgeois sunnites
achetaient encore – parfois par contrat notarié – des jeunes gens et de jeunes filles de la communauté alaouite
dont ils faisaient de véritables esclaves à vie, manouvriers agricoles ou du bâtiment pour les garçons, bonnes à
tout faire pour les filles.
Les Alaouites sont une communauté sociale et religieuse persécutée depuis plus de mille ans. Je vous en donne
ici une description rapide et schématique qui ferait sans doute hurler les experts mais le temps nous manque
pour en faire un exposé exhaustif.
Issus au Xè siècle aux frontières de l’empire arabe et de l’empire byzantin d’une lointaine scission du chiisme,
ils pratiquent une sorte de syncrétisme mystique compliqué entre des éléments du chiisme, des éléments de
panthéisme hellénistique, de mazdéisme persan et de christianisme byzantin. Ils se désignent eux mêmes sous le
nom d’Alaouites – c’est à dire de partisans d'Ali, le gendre du prophète - quand ils veulent qu’on les prenne
pour des Musulmans et sous le nom de Nosaïris – du nom de Ibn Nosaïr, le mystique chiite qui a fondé leur
courant – quand ils veulent se distinguer des Musulmans. Et – de fait – ils sont aussi éloignés de l’Islam que
peuvent l’être les chamanistes de Sibérie.
Et cela ne leur a pas porté bonheur…. Pour toutes les religions monothéistes révélées, il n’y a pas pire crime
que l’apostasie. Les Alaouites sont considérés par l’Islam sunnite comme les pires des apostats. Cela leur a valu
au XIVè siècle une fatwa du jurisconsulte salafiste Ibn Taymiyya, l’ancêtre du wahhabisme actuel, prescrivant
leur persécution systématique et leur génocide. Bien que Ibn Taymiyyah soit considéré comme un exégète non
autorisé, sa fatwa n’a jamais été remise en cause et est toujours d’actualité, notamment chez les salafistes, les
wahhabites et les Frères musulmans. Pourchassés et persécutés, les Alaouites ont dû se réfugier dans les
montagnes côtières arides entre le Liban et l’actuelle Turquie tout en donnant à leurs croyances un côté
hermétique et ésotérique, s’autorisant la dissimulation et le mensonge pour échapper à leur tortionnaires.
Il leur a fallu attendre le milieu du XXè siècle pour prendre leur revanche. Soumis aux occupations militaires
étrangères depuis des siècles, les bourgeois musulmans sunnites de Syrie ont commis l’erreur classique des
parvenus lors de l’indépendance de leur pays en 1943. Considérant que le métier des armes était peu
rémunérateur et que l’institution militaire n’était qu’un médiocre instrument de promotion sociale, ils n’ont pas
voulu y envoyer leurs fils. Résultat : ils ont laissé l’encadrement de l’armée de leur tout jeune pays aux pauvres,
c’est à dire les minorités : Chrétiens, Ismaéliens, Druzes, Chiites et surtout Alaouites. Et quand vous donnez le
contrôle des armes aux pauvres et aux persécutés, vous prenez le risque à peu près certain qu’ils s’en servent
pour voler les riches et se venger d’eux. C’est bien ce qui s’est produit en Syrie à partir des années 60.
Dans les années 70, Hafez el-Assad, issu d’une des plus modestes familles de la communauté alaouite, devenu
chef de l’armée de l’air puis ministre de la défense, s’est emparé du pouvoir par la force pour assurer la
revanche et la protection de la minorité à laquelle sa famille appartient et des minorités alliées – Chrétiens et
Druzes - qui l’ont assisté dans sa marche au pouvoir. Ils s’est ensuite employé méthodiquement à assurer à ces
minorités – et en particulier à la sienne - le contrôle de tous les leviers politiques, économiques et sociaux du
pays selon des moyens et méthodes autoritaires dont vous pourrez trouver la description détaillée dans un
article paru il y maintenant près de vingt ans.[2]
Face à la montée du fondamentalisme qui progresse à la faveur de tous les bouleversements actuels du monde
arabe, son successeur se retrouve comme les Juifs en Israël, le dos à la mer avec le seul choix de vaincre ou
mourir. Les Alaouites ont été rejoints dans leur résistance par les autres minorités religieuses de Syrie,
Druzes, Chi’ites, Ismaéliens et surtout par les Chrétiens de toutes obédiences instruits du sort de leurs
frères d’Irak et des Coptes d’Égypte.
Car, contrairement à la litanie que colportent les bien-pensants qui affirment que « si l’on n’intervient pas en
Syrie, le pays sombrera dans la guerre civile »…. eh bien non, le pays ne sombrera pas dans la guerre civile. La
guerre civile, le pays est dedans depuis 1980 quand un commando de Frères musulmans s’est introduit dans
l’école des cadets de l’armée de terre d’Alep, a soigneusement fait le tri des élèves officiers sunnites et des
alaouites et a massacré 80 cadets alaouites au couteau et au fusil d’assaut en application de la fatwa d’Ibn
Taymiyya. Les Frères l’ont payé cher en 1982 à Hama – fief de la confrérie - que l’oncle de l’actuel président a
méthodiquement rasée en y faisant entre 10 et 20.000 morts. Mais les violences inter-communautaires n’ont
jamais cessé depuis, même si le régime a tout fait pour les dissimuler.
Alors, proposer aux Alaouites et aux autres minorités non arabes ou non sunnites de Syrie d’accepter des
réformes qui amèneraient les islamistes salafistes au pouvoir revient très exactement à proposer aux Afroaméricains
de revenir au statu quo antérieur à la guerre de sécession. Ils se battront, et avec sauvagerie, contre
une telle perspective.
Peu habitué à la communication, le régime syrien en a laissé le monopole à l’opposition. Mais pas à n’importe
quelle opposition. Car il existe en Syrie d’authentiques démocrates libéraux ouverts sur le monde, qui
s’accommodent mal de l’autoritarisme du régime et qui espéraient de Bashar el-Assad une ouverture politique.
Ils n’ont obtenu de lui que des espaces de liberté économique en échange d’un renoncement à des
revendications de réformes libérales parfaitement justifiées. Mais ceux-là, sont trop dispersés, sans moyens et
sans soutiens. Ils n’ont pas la parole et sont considérés comme inaudibles par les médias occidentaux car, en
majorité, ils ne sont pas de ceux qui réclament le lynchage médiatisé du « dictateur » comme cela a été fait en
Libye.
Si vous vous vous informez sur la Syrie par les médias écrits et audiovisuels, en particulier en France, vous
n’aurez pasde constater que toutes les informations concernant la situation sont sourcées «
Observatoire syrien des droits de l’homme » (OSDH) ou plus laconiquement « ONG », ce qui revient au même,
l’ONG en question étant toujours l’Observatoire syrien des droits de l’homme.
L’observatoire syrien des droits de l’homme, c’est une dénomination qui sonne bien aux oreilles occidentales
dont il est devenu la source d’information privilégiée voire unique. Il n’a pourtant rien à voir avec la
respectable Ligue internationale des droits de l’homme. C’est en fait une émanation de l’Association des Frères
musulmans et il est dirigé par des militants islamistes dont certains ont été autrefois condamnés pour activisme
violent, en particulier son fondateur et premier Président, Monsieur Ryadh el-Maleh. L’Osdh s’est installé à la
fin des années 80 à Londres sous la houlette bienveillante des services anglo-saxons et fonctionne en quasitotalité
sur fonds séoudiens et maintenant qataris.
Je ne prétends nullement que les informations émanant de l’OSDH soient fausses, mais, compte tenu de la
genèse et de l’orientation partisane de cet organisme, je suis tout de même surpris que les médias occidentaux et
en particulier français l’utilisent comme source unique sans jamais chercher à recouper ce qui en émane.
Second favori des médias et des politiques occidentaux, le Conseil National Syrien, créé en 2011 à Istanbul sur
le modèle du CNT libyen et à l’initiative non de l’État turc mais du parti islamiste AKP. Censé fédérer toutes les
forces d’opposition au régime, le CNS a rapidement annoncé la couleur. Au sens propre du terme…. Le drapeau
national syrien est composé de trois bandes horizontales. L’une de couleur noire qui était la couleur de la
dynastie des Abbassides qui a régné sur le monde arabe du 9è au 13è siècle. L’autre de couleur blanche pour
rappeler la dynastie des Omeyyades qui a régné au 7è et 8è siècle. Enfin, la troisième, de couleur rouge, censée
représenter les aspirations socialisantes du régime. Dès sa création, le CNS a remplacé la bande rouge par la
bande verte de l’islamisme comme vous pouvez le constater lors des manifestations anti-régime où l’on entend
plutôt hurler « Allahou akbar ! » que des slogans démocratiques.
Cela dit, la place prédominante faite aux Frères musulmans au sein du CNS par l’AKP turc et le Département
d’État américain a fini par exaspérer à peu près tout le monde. La Syrie n’est pas la Libye et les minorités qui
représentent un bon quart de la population entendent avoir leur mot à dire, même au sein de l’opposition. Lors
d’une visite d’une délégation d’opposants kurdes syriens à Washington en avril dernier, les choses se sont très
mal passées. Les Kurdes sont musulmans sunnites mais pas Arabes. Et en tant que non-arabes, ils sont voués à
un statut d’infériorité par les Frères. Venus se plaindre auprès du Département d’État de leur marginalisation au
sein du CNS, ils se sont entendus répondre qu’ils devaient se soumettre à l’autorité des Frères ou se débrouiller
tout seuls. Rentrés à Istanbul très fâchés, ils se sont joints à d’autres opposants minoritaires pour démettre le
président du CNS, Bourhan Ghalioun, totalement inféodé aux Frères, et le remplacer par un Kurde,
Abdelbassett Saïda qui fera ce qu’il pourra – c’est à dire pas grand chose - pour ne perdre ni l’hospitalité des
islamistes turcs, ni l’appui politique des néo-conservateurs Américains, ni, surtout, l’appui financier des
Séoudiens et des Qataris.
Tout cela fait désordre, bien sûr, mais est surtout révélateur de l’orientation que les États islamistes appuyés par
les néo-conservateurs américains entendent donner aux mouvements de contestation dans le monde arabe.
Ce ne sont évidemment pas ces constatations qui vont rassurer les minorités de Syrie et les inciter à la
conciliation ou à la retenue. Les minorités de Syrie – en particulier, les Alaouites qui sont en possession des
appareils de contrainte de l’État – sont des minorités inquiètes pour leur survie qu’elles défendront par la
violence. Faire sortir le président syrien du jeu peut à la rigueur avoir une portée symbolique mais ne changera
rien au problème. Ce n’est pas lui qui est visé, ce n’est pas lui qui est en cause, c’est l’ensemble de sa
communauté qui se montrera encore plus violente et agressive si elle perd ses repères et ses chefs. Plus le temps
passe, plus la communauté internationale entendra exercer des pressions sur les minorités menacées, plus les
choses empireront sur le modèle de la guerre civile libanaise qui a ensanglanté ce pays de 1975 à 1990.
Il aurait peut être été possible à la communauté internationale de changer la donne il y a un an en exigeant du
pouvoir syrien des réformes libérales en échange d’une protection internationale assurée aux minorités
menacées. Et puisque l’Arabie et la Qatar – deux monarchies théocratiques se réclamant du wahhabisme – sont
théoriquement nos amies et nos alliées, nous aurions pu leur demander de déclarer la fatwa d’Ibn Taymiyyah
obsolète, nulle et non avenue afin de calmer le jeu. Il n’en a rien été. À ces minorités syriennes menacées,
l’Occident, France en tête, n’a opposé que la condamnation sans appel et l’anathème parfois hystérique tout en
provoquant partout – politiquement et parfois militairement – l’accession des intégristes islamistes au pouvoir
et la suprématie des États théocratiques soutenant le salafisme politique.
Débarrassés des ténors sans doute peu vertueux du nationalisme arabe, de Saddam Hussein, de Ben Ali, de
Moubarak, de Kadhafi, à l’abri des critiques de l’Irak, de l’Algérie et de la Syrie englués dans leurs conflits
internes, les théocraties pétrolières n’ont eu aucun mal à prendre avec leurs pétrodollars le contrôle de la Ligue
Arabe et d’en faire un instrument de pression sur la communauté internationale et l’ONU en faveur des
mouvements politiques fondamentalistes qui confortent leur légitimité et les mettent à l’abri de toute forme de
contestation démocratique.
Que les monarchies réactionnaires défendent leurs intérêts et que les forces politiques fondamentalistes
cherchent à s’emparer d’un pouvoir qu’elles guignent depuis près d’un siècle n’a rien de particulièrement
surprenant. Plus étrange apparaît en revanche l’empressement des Occidentaux à favoriser partout les
entreprises intégristes encore moins démocratiques que les dictatures auxquelles elles se substituent et à vouer
aux gémonies ceux qui leur résistent.
Prompt à condamner l’islamisme chez lui, l’Occident se retrouve à en encourager les manoeuvres dans le monde
arabe et musulman. La France, qui n’a pas hésité à engager toute sa force militaire pour éliminer Kadhafi au
profit des djihadistes et à appeler la communauté internationale à en faire autant avec Bashar el-Assad, assiste,
l’arme au pied, au dépeçage du Mali par des hordes criminelles qui se disent islamistes parce que leurs rivaux
politiques ne le sont pas.
De même les médias et les politiques occidentaux ont assisté sans broncher à la répression sanglante par les
chars séoudiens et émiratis des contestataires du Bahraïn, pays à majorité chiite gouverné par un autocrate
réactionnaire sunnite. De même les massacres répétés de Chrétiens nigérians par les milices du Boko
Haram ne suscitent guère l’intérêt des médias et encore moins la condamnation par nos politiques. Quant
à l’enlèvement et la séquestration durable de quatre membres de la Cour Pénale Internationale par des «
révolutionnaires » libyens, elle est traitée en mode mineur et passe à peu près inaperçue dans nos médias dont
on imagine l’indignation explosive si cet enlèvement avait été le fait des autorités syriennes, algériennes ou de
tel autre pays non encore « rentré dans le rang » des « démocratures », ces dictatures islamistes sorties des
urnes.
À défaut de logique, la morale et la raison nous invitent tout de même à nous interroger sur cette curieuse
schizophrénie de nos politiques et nos médias. L’avenir dira si notre fascination infantile pour le néopopulisme
véhiculé par Internet et si les investissements massifs du Qatar et de l’Arabie dans nos économies en crise valaient notre complaisance face à la montée d’une barbarie dont nous aurions tort de croire que nous sommes à l’abri.